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Livre Trois

LA STRUCTURE DE CHADANAKAR
LES MONDES D’ORDRE ASCENDANT

Livre III. Chapitre 1. LA SAKOUALE DES LUMIÈRES 

          J’ignore où et quand je mourrai cette fois, mais je sais où et quand j’étais mort la dernière fois, avant d’être né en 1906 en Russie. Certes, cette connaissance n’a pas de valeur usuelle, elle ne peut intéresser que les personnes capables de considérer mes témoignages avec confiance et qui ressentent aussi un lien karmique avec mon destin. Mais mes notions de certaines étapes passées entre mon avant-dernière existence et ma vie actuelle sont plus larges objectivement parlant ; je peux et je dois raconter ce qui est le plus signifiant parmi ce dont j’ai pu me rappeler progressivement. D’ailleurs, il vaut mieux dire non pas « j’ai pu », mais plutôt « on m’a aidé à me rappeler ».
          Il m’arrivait de rencontrer les personnes possédant une entre-ouverture semblable de cette mémoire fossile, abyssale, mais aucune d’entre elles n’osait en parler à qui que ce soit. Quant aux tentatives de transcriptions de ces souvenirs sous forme écrite, même une vague idée ne leur venait à esprit. La raison en était la certitude que de tels aveux ne pourraient que les ridiculiser, et la modestie innée de l’âme refuse de mettre ce qui est intime, intouchable et en même temps invérifiable au jugement des étrangers et des inconnus. Comme eux, j’étais de cet avis pendant une très longue période, et même à présent, j’entreprends cette tentative sans le moindre plaisir. Mais puisqu’absolument tout ce que je raconte dans ce livre a la même source sans preuves, je ne vois plus aucune raison de garder secret de mes souvenirs de l’au-delà ; il fallait soit ne pas commencer ce livre du tout, soit, une fois commencé, parler de tout malgré l’appréhension. De plus, je suis conforté dans l’espoir que les lecteurs méfiants ont déjà abandonné la lecture après les premiers chapitres, et ceux qui vont suivre mon récit, ce sont uniquement les personnes concernées.
          Ma dernière mort eut lieu voici environ trois cents ans, dans le pays avec une autre métaculture très ancienne et très puissante. Depuis mon enfance et durant ma vie actuelle, je souffre d’une nostalgie aigüe pour cette patrie d’autrefois ; il se peut, qu’elle est si brûlante et profonde, cette nostalgie, parce que ce n’était pas une, mais deux vies que j’y avais vécues, et en plus très intenses. Mais ayant quitté Enrof il y a trois cents ans, pour la première fois au cours de ma traversée de Chadanakar, je me suis retrouvé libre d’épreuves rédemptrices, inévitables après la mort, où les martyrs dénouent – parfois pendant des siècles entiers, ou des millénaires –, leurs nœuds karmiques qu’ils avaient créés au cours des incarnations passées. Pour la première fois, j’ai eu assez de temps pour dénouer tous mes nœuds étant encore dans Enrof ; j’avais payé mes échecs et mes erreurs de jeunesse par de longues souffrances et de pertes amères. Et pour la première fois, je mourais le cœur léger, bien que, selon les convictions religieuses du pays, j’aie dû avoir un au-delà effrayant. Je savais déjà qu’avec mon expulsion de la caste et mes quarante années de vie parmi les parias, j’avais tout racheté. La mort était légère et pleine d’espoir. Ceci était l’espoir prémonitoire : un espoir pareil ne trompe pas. À ce jour, je n’ai pas de souvenirs de mes premiers moments de ma nouvelle existence. En revanche, je me rappelle de quelques paysages de ce nouveau monde, où j’existais dès lors et pendant une longue période. La même pour toutes les métacultures, cette couche est cependant très variée : dans l’ancienne et immense métaculture tropique qui embrassait ma vie terrestre à deux reprises, elle ressemblait à sa nature dans Enrof, mais plus atténuée – sans les extrêmes de sa cruauté et de sa splendeur, sans violentes tempêtes tropicales et sans déserts arides et néfastes. Je me rappelle des nuages blancs en forme de tours extrêmement puissantes et solennelles, qui restaient presque immobiles au-dessus de l’horizon, s’élevant jusqu’au milieu du ciel : les jours et les nuits se suivaient, mais ces tours gigantesques restaient toujours au-dessus de la terre, à peine changeant leur forme. Quant au ciel, il n’était ni bleu, ni azuré, mais profondément vert. Et le soleil y était plus épatant  qu’ici : il irisait de couleurs différentes, changeantes lentement et coulantes en douceur, et maintenant je ne peux expliquer pourquoi cette coloration de la source de la lumière ne déterminait pas la couleur de ce qu’elle éclairait : le paysage restait presque pareil, il y dominait les couleurs verte, blanche et dorée.
          Il y avait des rivières et des lacs ; il y avait un océan, bien que je n’aie pas pu le voir : une ou deux fois j’étais seulement au bord de la mer. Il y avait des montagnes, des forêts et des espaces ouverts qui ressemblaient à des prés. Mais la végétation de ces zones était presque transparente et si légère, comme des fois les forêts dans les pays nordiques d’Enrof à la fin du printemps, lorsqu’elles commencent à se couvrir en feuilles. Aussi allégés et translucides y étaient les crêtes des montagnes et même le sol : comme si tout cela était un corps éthérique des éléments dont la chair physique nous est tant familière dans Enrof.
          Cependant, cette couche ne connaissait pas d’oiseaux, ni poissons, ni animaux : les humains étaient ses seuls habitants. Je dis « les humains », mais je sous-entends non pas tels que nous sommes dans Enrof, mais tels que l’on devient après la mort dans le premier des mondes des Lumières. Enfin j’ai pu m’assurer, que la consolation que nous puisons des anciennes religions dans l’idée d’y rencontrer nos proches –, n’est pas une légende, ni un canular –, à moins que ce que vous avez fait au cours de la vie ne vous ait pas entraîné dans les couches amères de rédemption. J’y ai rencontré certains de mes proches, et la joie de communication avec eux a rempli les périodes entières de mon existence dans cette couche. Elle est très ancienne ; il y a longtemps, c’était la pré-humanité angélique qui y habitait, et elle s’appelle Olirne : ce terme musical me semble une bonne trouvaille de ceux qui lui avaient donné un nom. Le contact avec des proches ne comportaient aucun trouble, amertume, souci ou malentendu, qui l’assombrit ici : c’était une communication idéale, par moments avec des paroles, mais plus souvent en silence, que l’on peut connaître ici avec peu de personnes, à qui nous sommes liés d’un amour très profond et pendant les moments particulièrement intenses. 
          Nous étions complètement libérés des préoccupations existentielles, qui avaient une importance si démesurée dans Enrof. Le besoin de se loger était réduit à néant en raison de la douceur du climat. Il me semble, que dans les Olirnes d’autres métacultures, ce n’est pas toujours le cas, mais je ne me rappelle pas exactement. Une belle végétation nous offrait de la nourriture, et nos boissons étaient les sources et les ruisseaux, qui avaient, si je ne me trompe pas, des goûts différents. Les vêtements, ou plutôt cette belle tenue vivante et vaguement lumineuse, que nous cherchons à remplacer dans Enrof par les articles en laine, en soie ou en coton –, c’était notre corps qui la produisait : notre corps éthérique dont nous prenons à peine conscience dans la vie, mais qui devient si évident et aussi important après la mort, comme notre corps physique pendant la vie. Sans lui, aucune vie n’est possible – ni dans les mondes des Lumières, ni dans Enrof.
          Pourtant, mes premiers moments dans l’Olirne ont été attristés par la nostalgie pour mes proches restés dans Enrof. Mes enfants et mes petits enfants y étaient restés, mes amis et ma femme déjà vieillie – cette personne la plus précieuse dans ma vie, pour laquelle j’avais contrevenu à la loi de la caste et pour qui j’avais été banni. Le fait d’avoir coupé les liens avec eux alimentait mon anxiété constante sur leur sort ; mais assez vite, j’ai appris à voir leurs apparences brumeuses, errantes sur les chemins épineux d’Enrof. Et quelque temps après, j’y rencontrais déjà ma femme, aussi jeune, qu’elle l’était auparavant, mais encore plus belle : son chemin dans Enrof était terminé quelques années plus tard que le mien, et désormais rien ne perturbait la joie de notre rencontre.
          L’un après l’autre, se développaient de nouveaux organes de perception : non pas l’ouïe et la vision qui, dans le corps éthérique, correspondaient complètement à celles du corps physique –, non ! L’ouïe et la vision fonctionnaient dès les premières minutes de mon existence dans l’Olirne, c’est par leur biais que je percevais l’Olirne –, mais  ce que l’on appelle la vision spirituelle, l’ouïe spirituelle et la mémoire fossile ; ce que cherchent à développer les grands sages dans Enrof, ce qui s’ouvre seulement chez quelques personnes sur des millions ; ces perceptions s’ouvrent progressivement chez chacun dans l’Olirne. La vision et l’ouïe spirituelles dépassent les obstacles de nombreuses couches ; c’est avec elles que je percevais la vie de mes proches restés sur Terre – pas encore nettement, mais j’y parvenais tout de même.
          Je prenais plaisir de cette nature illuminée – jamais je n’ai rencontré une telle beauté visuelle dans Enrof –, mais voilà ce qui est curieux : il me manquait quelque chose dans cette nature, et bientôt j’ai compris quoi : la diversité de la vie. Avec tristesse, je me rappelais du chant et des gazouillis des oiseaux, du bourdonnement des insectes, du scintillement des poissons, des belles formes et de la sagesse inconsciente des animaux supérieurs. C’est seulement ici que j’ai compris à quel point le monde animal comptait pour notre communication avec la nature. Mais ceux, qui en connaissaient plus que moi, inspiraient l’espoir que le rêve flou et ancien de l’humanité – sur l’existence des couches où les animaux apparaissent éclairés et très intelligents – n’est pas un rêve, mais un pressentiment de la vérité. Ces couches existent vraiment, et éventuellement je vais pouvoir les visiter. 
          Plus tard, il n’y a vraiment pas longtemps, on m’a rappelé l’existence de certaines zones que nous avons dans les Olirnes de toutes les métacultures. Il s’agit des espaces qui ressemblent à des steppes vallonnées : ceux, dont les nœuds karmiques sont dénoués, mais dont l’âme est trop étroite et exiguë, parce que ces personnes étaient repliées sur elles-mêmes, passent un certain temps là-bas. Maintenant, parmi les collines translucides et calmes, sous un ciel magnifique, rien ne les empêche de compenser ce détriment, en accueillant les rayons du cosmos et en poussant vers l’extérieur les limites de leur Moi Supérieur. On m’a parlé aussi des zones d’Olirne qui ressemblaient aux pays montagneux : là-bas, dans les vallées, travaillent les personnes qui ont adopté la foi – ou plutôt, qui sont arrivées à ressentir le monde de l’au-delà – seulement après la mort. Elles y contemplent les sommets de montagnes, seulement pas comme nous les percevons, mais dans leur gloire spirituelle. Les esprits puissants qui règnent là-bas font couler les flux de leurs forces dans ceux qui les contemplent. Et les capacités de l’âme paralysée par l’incrédulité, s’ouvrent pendant des jours et des années de la contemplation franche de l’univers multicouche et de la grandeur solennelle d’autres mondes. Mais je n’en ai pas gardé les souvenirs plus précis, peut-être parce que j’y étais en tant qu’invité, et la source de cette information ne m’inspire pas la confiance absolue que cette information n’a pas été simplifiée pour mieux la comprendre et, par conséquent, déformée.
          A part que je communiquais avec les gens et profitais de la nature, je passais mon temps à travailler sur mon corps : il fallait le préparer au changement, puisque le chemin de l’Olirne dans d’autres mondes supérieurs se fait non pas à travers la mort, mais par la transmutation. Et j’ai compris, que les versets d’Evangile sur l’Ascension de Jésus Christ font allusion à une idée analogue. La résurrection d’entre les morts a modifié la nature de Son corps physique, et à Son ascension de l’Olirne, Il s’est transformé encore une fois, ainsi que Son corps éthérique. Moi et les autres, nous devrions subir seulement une seule transformation – celle du corps éthérique ; c’est une métamorphose qui ressemble à celle vue par les apôtres, qui avaient le pouvoir de voir le monde d’Olirne, mais pas encore les mondes situés plus haut. Et comment les évangélistes pouvaient-ils exprimer le passage du Messie de l’Olirne dans ces mondes-là, sinon Son ascension dans le ciel ? Et moi, élevé alors dans un strict brahmanisme, je commençai à comprendre à quel point le mythe chrétien était plein de vérité étrange et inépuisable pour moi.
          Et l’image du grand traitre, que je percevais jusqu’alors seulement comme une légende, est devenu réelle pour moi : j’ai appris qu’il demeurait ici, dans les mers d’Olirne, dans la profonde solitude, sur une île déserte. Son chemin à travers la tourmente avait duré plus de seize siècles. Alourdi par de son karma, unique dans sa gravité, il fut précipité dans le plus profond des tourments, que personne ne jamais connut ni avant, ni après. Il fut ensuite remonté de là-bas par Celui, Qu’il avait trahi sur terre, mais seulement après que le Trahi eut atteint dans l’au-delà une telle force spirituelle incroyable qu’il fallait et que personne n’eut jamais atteint avant Lui dans Chadanakar. Tiré vers le haut par les forces de la Lumière à travers les escaliers des purgatoires, lui, qui avait expié sa trahison, atteignit enfin l’Olirne. Il ne communiquait pas encore avec ses habitants ; il se préparait sur son île à l’ascension suivante. J’ai vu cette île de loin : elle était sévère ; au milieu, on voyait un amas bizarre de rochers, dont les sommets étaient tous penchés sur un côté. Les sommets étaient pointus, et la couleur des rochers était très sombre, par moments noire. Mais Judas lui-même ne se faisait voir par personne dans l’Olirne : ce que l’on voyait, c’était la lueur de ses prières au-dessus de l’île pendant les nuits. Dans le futur, lorsque dans Enrof il y aura le règne de celui que l’on nomme antéchrist, Judas acceptera une grande mission des mains du Trahi, il naîtra encore une fois sur terre, accomplira cette mission et mourra en martyrs de la main du prince des Ténèbres.
          Par contre, je ne pourrais pas décrire les activités qui m’ont aidé à arriver à ma propre transmutation et ce qui arrivait à mon corps à ce moment. Ce dont je peux me rappeler maintenant, c’est ce qui s’est manifesté alors devant mes yeux : il y avait beaucoup de gens, peut-être des centaines de personnes, qui sont venus me dire au revoir avant que je continue mon chemin ascendant.  Parvenir à la transmutation dans l’Olirne est toujours la joie pour les autres aussi ; cet événement s’accompagne d’une ambiance solennelle, légère et heureuse. Evidemment, cet événement se passait pendant la journée, sur une hauteur qui ressemblait à une colline, et, comme tout dans l’Olirne indienne, en plein air. Je me souviens des rangs des visages humains tournés vers moi, qui devenaient de plus en plus brumeux et, je dirais, un peu s’éloignaient dans l’espace ; ou apparemment, c’était plutôt moi-même qui m’éloignais d’eux, en m’élevant au-dessus de la terre. Au-dessus de l’horizon, je percevais la crête, toujours semi-transparente, comme si elle était faite de la chrysolithe, et soudain j’ai aperçu que les montagnes émettaient une lueur extraordinaire. Les arcs-en-ciel scintillants se sont lancés en se croisant à travers le ciel ; les astres épatants de couleurs différentes sont apparus au zénith, et le magnifique soleil ne pouvait pas les surpasser. Je me rappelle d’un sentiment de beauté à couper le souffle, de la joie incomparable à rien au monde et de l’émerveillement. Mais lorsque j’ai dirigé mon regard vers le bas, j’ai vu que la foule qui m’accompagnait avait disparu, le paysage entier avait changé complètement, et j’ai compris, que l’instant de ma transition dans la couche supérieure était déjà révolu.
          Je fus averti que dans la couche suivante, je ne resterais pas longtemps, car tout le monde la traversait en quelques heures seulement, mais pendant ces heures, cette couche, dont le nom est Faér, serait entièrement saisie d’allégresse en mon honneur, car j’avais réussi à l’atteindre. C’est une grande fête destinée à toute âme ascendante – et non seulement aux âmes humaines, mais aussi à celles d’autres monades de Chadanakar qui gravissent les marches de l’Illumination, et même à celles des animaux supérieurs. En quelque sorte, le Faér est la fin du trajet : après lui, les incarnations dans Enrof peuvent encore avoir lieu, mais dotées d’une certaine mission. Par la suite, les chutes, la révolte ne sont pas exclues, ainsi que la trahison de Dieu profondément consciente et, donc, plus grave, mais plus jamais il ne sera possible d’avoir une rechute aveugle. Et ce qui sera exclue à jamais, c’est la paralysie de la conscience spirituelle, qui se manifestait chez les esprits humains à des moments divers d’Enrof, qui changeait ses visages, ses couleurs et ses noms, et à notre époque principalement se détermine comme matérialisme.
          Si l’on cherche parmi tous les phénomènes que nous connaissons une analogie même éloignée à ce que l’on voit dans le Faér, nous ne pourrons nous arrêter que sur les illuminations festives. Faut-il dire que les plus beaux éclairages d’Enrof contre le Faér ne sont que quelques ampoules par rapport à la constellation d’Orion.
J’y ai vu beaucoup d’êtres dans leurs apparences doublement et triplement éclairées : ils étaient venus des couches supérieures, guidés par le sentiment de réjouissance réciproque. Le sentiment de réjouissance réciproque est propre aux entités dont le degré et la force d’illumination sont incomparablement plus importants que les nôtres ; chaque âme ayant atteint le Faér génère ce sentiment jubilatoire chez les millions de ceux qui l’ont déjà passé auparavant. Comment décrire l’état qui m’a saisi, quand j’ai vu les foules d’illuminés se réjouir parce que moi, le piètre moi, j’avais atteint ce monde ? – Ce n’était pas la gratitude, ni la confusion de joie, ni même le choc –, ça ressemblait plutôt à un frémissement béat, lorsque les mortels d’Enrof s’adonnent aux larmes irrésistibles et silencieuses.
          Je ne me rappelle pas les minutes, ni les formes de la transition dans la couche suivante. L’expérience extraordinaire du Faér a provoqué un épuisement profond et une sorte de ramollissement de tous les tissus de mon âme. Et tout ce que je peux rétablir de ce que j’ai vécu sur une autre étape de la montée, est réduit à un seul état d’âme, mais qui durait très longtemps, peut-être même des années entières.
          Le repos radieux. N’est-ce pas une collocation contradictoire, semblerait-il ? Avec l’abondance de la lumière, nous associons l’idée de l’activité et non pas celle de la détente, l’idée du mouvement et non pas celle du repos. Mais ça, c’est chez nous, dans Enrof. Ce n’est pas comme cela ailleurs. Et même le mot « radieux » n’est pas si précis qu’on le voudrait. Parce que la lumière du Nertis est radiante et en même temps incroyablement douce ; il y a la tendresse fascinante de nos nuits de pleine lune combinée avec la légèreté éclatante des cieux élevés du printemps. Comme si j’étais bercé par quelque chose qui était encore plus tendre qu’une musique la plus douce, je me dissolvais dans un assoupissement heureux, comme un enfant, qui, après de nombreux mois d’injures, de souffrances et d’amertume non méritée, était bercé sur les genoux de sa maman. La douceur féminine était partout, même dans l’air, mais avec une chaleur particulière, elle émanait de ceux qui m’entouraient, comme s’ils prenaient soin avec amour inépuisable d’un malade fatigué. C’était ceux, qui sont montés avant moi dans les couches encore plus supérieures, et qui descendaient dans le Nertis pour les êtres comme moi avec le but de la créativité de la douceur, de l’amour et du bonheur.
          Le Nertis est le pays du grand repos. Sans me rendre compte, sans le percevoir et sans aucun effort de ma part, seulement grâce au travail de mes amis du cœur, mon corps éthérique lentement s’est métamorphosé ici ; il est devenu de plus en plus léger, tout imprégné de l’esprit et plus obéissant à ma volonté. C’est dans le Nertis que notre corps devient ce qu’il est dans les zatomis – les pays célestes des métacultures. Et si quelqu’un de mes proches d’Enrof pouvait me voir, il m’aurait reconnu, il aurait saisi les ressemblances inexplicables de ma nouvelle apparence et de celle qu’il connaissait, mais il aurait été remué jusqu’aux profondeurs de son cœur par la luminosité surnaturelle de celui qui a été transformé.
          Qu’est-ce qui est resté de l’ancien moi ? Les traits de visage ? - Oui, mais maintenant, ils s’illuminaient par la jeunesse sublime et éternelle. – Les organes du corps ?  - Oui, mais mes tempes ont été ornées de deux fleurs rayonnantes bleu tendre – c’étaient les organes de l’ouïe spirituelle. Le front semblait être orné d’une pierre magique scintillante – c’était un organe de la vision spirituelle. L’organe de la mémoire fossile, qui se trouvait dans le cerveau, restait invisible. Il en va de même pour  le changement qui touchait les organes internes du corps, puisque tout ce qui était avant adapté aux fonctions d’alimentation et de reproduction, a été réduit ou changé radicalement et adapté à des nouvelles fonctions. L’alimentation est devenue semblable à la respiration, et le renouvellement des forces vitales se faisait grâce à l’assimilation du rayonnement lumineux des élémentaux. Quant à la reproduction, telle qu’on la comprend, il n’y en a pas dans aucun des mondes d’ordre ascendant. Il y a autre chose, et j’en parlerai dans le chapitre sur la Russie Céleste. 
          Après une longue période, j’ai commencé à percevoir une accumulation joyeuse de forces entrant en permanence, comme si c’était une révélation des ailes mystérieuses et tant attendues. Il ne faut pas me prendre à la lettre : il ne s’agit pas d’apparition d’un dispositif qui ressemble à des ailes chez les êtres volants d’Enrof, mais c’est une nouvelle capacité de mouvement libre dans tous les sens dans l’espace quadridimensionnel. Ce n’était qu’une possibilité seulement – mon immobilité était toujours là, mais le rêve indéfini sur la possibilité de vol se transformait en évidence, en perspective qui s’ouvrait devant moi. Par les amis de mon cœur, j’ai appris que mon séjour dans le Nertis arrivait à son terme. Il me semblait que quelque chose comme un berceau, où je me reposais, se balançait doucement vers le haut et vers le bas, et chaque envolée semblait plus haute que la précédente. Ces balancements généraient un avant-goût d’un bonheur d’autant plus énorme où je devais maintenant entrer. Et j’ai compris que je me trouvais déjà dans une autre couche – dans la Gotimne, le dernier des mondes de la sakouale des Lumières. Il y avait comme des fleurs immenses dont la taille n’empêchait pas leur douceur incroyable, et entre elles, il y avait des hauteurs sans fond d’où jaillissaient neuf couleurs. Ce que je peux dire sur les deux couleurs, qui se trouvent au-delà de notre spectre, c’est que l’impression produite par l’une d’entre elles est proche plutôt du bleu ciel, et l’impression de l’autre rappelle vaguement la couleur dorée.
          Les fleurs de la Gotimne, qui forment des forêts entières, s’inclinent et se redressent, se balancent et palpitent, résonnant dans les rythmes inimaginables, et cette agitation ressemble à une musique la plus silencieuse, jamais ennuyeuse et paisible, tel est le bruissement des forêts vertes, mais elle est pleine de sens inépuisable, d’affection douce et de compassion envers chacun qui habite là-bas. Avec la légèreté et la tranquillité d’esprit inaccessibles pour aucun être dans Enrof, nous avancions en flottant dans n’importe quelle des quatre directions de l’espace entre ces fleurs qui fredonnaient, ou nous nous tardions en conversant avec elles, parce que leur langage nous est devenu compréhensible, et elles, elles comprenaient le nôtre. Ici, dans les clairières de couleur bleu ciel ou sur les énormes pétales dorés scintillants doucement, nous avons été visités par ceux, qui descendaient dans la Gotimne depuis leurs zatomis pour nous préparer – nous, les petits frères – aux étapes suivantes de notre chemin.
          On dit que la Gotimne est le Jardin des Destins Elevés, parce que c’est uniquement ici que l’on prédétermine les destins des âmes pour longtemps. J’ai eu une croisée de chemins devant moi : elle surgit devant chacun qui est monté jusqu’à cette couche. Ce que l’on choisit ici ne pourra plus être modifié pendant des siècles, dans aucun des nombreux mondes proposés ici. Je pouvais choisir librement l’un des deux : soit l’ascension dans l’Inde Céleste – la fin définitive du chemin des réincarnations, dont la suite est une séquence des transformations ascendantes dans les couches immatérielles ; soit encore une ou plusieurs vies dans Enrof, mais non pas comme une conséquence du karma non-dénoué – il était déjà dénoué – mais comme un moyen d’accomplir certaines tâches confiées uniquement à moi et acceptées par moi en toute liberté. Et bien que le mot « mission » en russe soit quelque peu livresque et privé de poésie, je vais l’utiliser dorénavant pour désigner des tâches particulières qui sont confiées à une seule âme, pour qu’elle les accomplisse dans Enrof. Le poids de la responsabilité de celui qui accepte une mission augmente mainte fois, car une mission est liée non seulement avec le destin de son porteur, mais aussi avec celui d’un très grand nombre d’âmes : avec leur destins terrestres, et des fois même posthumes. Et il y a ceux qui sont liés avec le destin des peuples entiers et toute l’humanité. Celui, qui trahit sa mission volontairement ou par faiblesse, aura le châtiment et la rédemption dans les couches les plus profondes et les plus effrayantes. Cela ne veut pas dire que celui, qui a traversé la sakouale des Lumières, ne pourra plus jamais commettre des chutes, des trahisons et des déclins éthiques. Ce qui n’est plus possible, c’est un déclin aveugle lié à la méconnaissance de l’existence de Dieu ; mais ce qui sommeille dans les profondeurs de l’âme sous les rayons du Nertis et de la Gotimne, peut se réveiller dans l’obscurité des nuits d’Enrof et entraîner le porteur d’une mission sur le côté ou vers le bas. Si ces chutes n’auront pas de conséquences sur l’essence de sa mission, les forces Providentielles élèverons le mandaté en échec, pour que la mission soit en fin de compte accomplie.
          Devant moi, donc, s’est ouverte la possibilité de la nouvelle descente, mais dans les champs d’une autre métaculture, qui m’était encore inconnue et étrange, et qui était encore très jeune, mais avec un énorme avenir. Quelque chose d’anxieux, de troublé et d’obscur irradiait de cette masse énorme aux couches inégales, vaguement perçue par moi à distance. La mission que j’ai acceptée devait avoir un rapport à un grand objectif, qui dépasse de loin les frontières de cette métaculture et qui devait dans l’avenir lointain embrasser notre monde. Les milliers d’âmes se faisaient déjà préparer pour participer à cet objectif.
          C’est cette possibilité-là que j’ai choisie. Je réalisais d’avoir pris sur mes épaules une telle charge, dont je ne pouvais plus me débarrasser impunément.
          Ainsi, de la Gotimne de l’Inde j’ai été transporté dans la Gotimne de la Russie : là-bas, ma préparation pour accomplir la mission, acceptée par mon Moi d’en haut, devait se terminer. Mais les chutes et les actes de rébellion et de trahison sont possibles même après les vies lumineuses, car ce qui dort dans l’âme sous la lumière du soleil peut se réveiller. J’avais de telles chutes sur mon chemin déjà après la Gotimne. Mais je vais devoir y jeter un éclairage dans d’autres chapitres du livre. Maintenant, il est temps de parler des zatomis – des pays célestes des métacultures.
          Ceci dit, j’ai pu parler de la sakouale des Lumières comme d’une chose vécue par moi-même, en me basant sur ce que je suis parvenu à me rappeler. Quant à la sakouale des zatomis, ma mémoire ne garde que les images rares et fragmentées, que j’ai eues bien plus tard, lors de mes pèlerinages transphysiques faits pendant le sommeil à partir d’ici, l’Enrof de la Russie. Ces images vagues étaient complétées d’une autre source de connaissances inestimable – les rencontres et les conversations transphysiques. La méthode autobiographique ne peut être appliquée à l’exposition de cette matière. Et les chapitres suivants, malheureusement, vont être rédigés dans le style protocolaire et sec, comme le chapitre sur le concept original. 



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