Livre V. Chapitre 2. LES ELEMENTAUX DE LA LUMIERE J'ai dû fatiguer le lecteur avec le nombre considérable de couches et tant de nouveaux noms. Désormais, il y n’en reste plus beaucoup : l'exposition de la structure de Chadanakar touche à sa fin, ceci dit, je voudrais préciser que ce n'est pas pour le plaisir ou le caprice que j'introduis tous ces noms. Même s’ils semblent extravagants et même s’ils semblent à l'écrasante majorité un jeu d'imagination futile, le temps viendra où chaque élève adolescent connaîtra ces noms aussi fermement qu'il connaît aujourd'hui les noms des pays de l'Amérique latine ou ceux de provinces chinoises. Si je pensais autrement, je n'aurais jamais osé attirer l'attention des lecteurs sur ces noms et titres. Quel est l'intérêt de compiler la "géographie" et la "géologie" d'une planète du système d’Haldébaran si personne n'y parviendra jamais, et même nos descendants, peut-être, ne la verront que sous la forme d'une mince étoile ? A quoi bon ce fantasme ? Aujourd’hui, la métagéographie de Chadanakar est d’actualité pour quelques-uns, bientôt, elle le sera pour des centaines, et un jour, probablement pour des millions. Après tout, même la géographie ordinaire n'était utile qu'à quelques-uns il y a à peine deux cents ans. Comme je suis heureux que notre descente dans les mondes démoniaques soit terminée et que devant nous se trouvent des couches d'êtres magnifiques qui sont, bien entendu, favorables à l'homme. Mais décrire le lumineux, surtout provenant de l’au-delà, est toujours beaucoup plus difficile que le ténébreux ou le monstrueux. Je crains de ne pas échapper au sort de ceux qui trouvent facilement des termes et des mots pour des images obscures et lugubres, et qui suent d'un manque de moyens visuels lorsqu’il s'agit des rayonnements d'au delà les nues. C'est précisément lorsqu'elles brillent et scintillent dans le sublime Flaüros que les monades des élémentaux lumineux en tendent leurs chèltes, comme des rayons, – vers les zatomis, afin de concentrer autour d'elles de la matière éclairée : ce sont leurs âmes vêtues de voiles astraux. Entre les incarnations, ces âmes restent ici. Mais lorsqu’elles s’incarnent dans les mondes des élémentaux lumineux, elles concentrent auprès d’elles, à leur tour, la matérialité plus dense : éthérique. Il s’agit des ces mondes-là dans ce chapitre. Les élémentaux lumineux, sauf ceux de l'Arachamphe, ne connaissent pas la reproduction, tout comme ils ne s'incarnent pas dans Enrof. Chaque élémental se couvre lui-même des tissus du monde quadridimensionnel : telle est l'incarnation qui n'a pas besoin de reproduction. Et après une chaîne d'incarnations, chaque élémental, au lieu de mourir la dernière fois, subit une transformation qui le mène au Fayer et à l’Usnorme. Ils perçoivent Enrof et, en particulier, les humains par le toucher et par un sens que nous n'avons pas. Et oui, l’homme compte pour eux : leur attitude envers chacun de nous est déterminée par notre attitude envers la Nature. J'ai déjà dit que la meilleure façon de comprendre les éléments d'Enrof, c’est de les voir en tant qu’un cercle concentrique externe du milieu où ils se trouvent. Il semblerait que seules la poésie et la musique aient jusqu'à présent été capables d'exprimer cette relation entre les éléments et les élémentaux – leur belle vie dans l’allégresse, l’amusement, l'amour et la joie. Il suffit de revoir les brillantes pages de Wagner – ses Murmures de la forêt, où ce n'est plus le vent qui balaie la mer d'arbres et de prairies fleuries, mais les élémentaux eux-mêmes s'embrassent et caressent la belle terre avec ce vent. Les contes de fées allemands sur les elfes ne sont pas du tout des fantaisies : il existe vraiment une couche où habitent de petites créatures mignonnes et gentilles qui ressemblent à des elfes. Et on peut l'appeler sans problème le Pays des Elfes. La fine couche supérieure de la croûte terrestre où se cachent les racines et les graines des plantes, a son monde transphysique correspondant – le merveilleux pays, laDaraïnna, la zone des esprits bienveillants qui s’occupent des racines et des graines. Son paysage peut paraître magique : les graines et les racines luisent doucement des nuances les plus délicates de bleuté, d'argent, de verdâtre, et autour de chaque grain, une aura vivante scintille gracieusement. Les habitants de la Daraïnna sont de minuscules créatures qui ressemblent à des bonnets blancs. Au-dessus de ces bonnets, il y a un autre bonnet, plus petit, comme une tête, et il y a une paire de membres délicats et habiles – un mélange entre les bras et les ailes. Ils naviguent délicatement dans les airs, bruissant les plis de leurs petits bonnets – c'est leur langage, leur forme de communication entre eux – et dorlotent au-dessus des graines et des racines, comme si c’étaient les berceaux. Ils connaissent ces processus mystérieux par lesquels une graine minuscule devient un grand arbre avec toute la complexité de ses formes. Sans leur aide, les forces obscures se seraient emparé de ces berceaux et auraient depuis longtemps transformé la surface de la terre en fourrés impénétrables de formes cauchemardesques – des végétations vampiriques, prédatrices et laides. S’enfoncer plus profondément dans le sol de la Daraïnna mènera en fin de compte vers le Ron ou le Kattaram. Au niveau inférieur des forêts – mousses, herbes, buissons et tout ce que nous appelons sous-bois ou broussailles – correspond une couche appelée le Murokhamma. Enfin, la demeure des élémentaux des arbres s'appelle Arachamphe. Par contre, ce ne sont pas des dryades. Peut-être y avait-il des créatures ressemblant à celles décrites par les anciens Grecs, mais je ne les connais pas. Les élémentaux du Murokhamma et de l'Arachamphe n’ont rien à voir avec la forme humaine et, d’ailleurs, avec aucune autre créature de notre monde. Les âmes de certains arbres existent dans les zatomis, elles y sont intelligentes, sages et d’une beauté sublime. Les frères des synclites communiquent pleinement avec elles : c’est un partage réciproque d'idées, de sentiments et d'expérience personnelle. Mais dans l’Arachamphe, ils enfilent les corps éthériques et plongent dans une sorte de sommeil. Les arbres d’Enrof sont leurs corps physiques. Chaque élémental de l'Arachamphe a une multitude d’incarnations derrière elle ; la somme totale d’années d'existence dans Enrof pour beaucoup d'entre eux peut s’approcher un million. En ce qui concerne le paysage de l'Arachamphe, il ressemble à des flammes verdâtres parfumées et non chaudes, qui se balancent dans le silence. Certaines d'entre elles sont bienveillantes, comme les justes, et sont sympathiques avec nous. Elles sont patientes, calmes et humbles. Parfois quelque chose de solennel se passe entre elles : elles se penchent l’une vers l’autre, toutes dans le même sens. Toute la forêt éthérique se transforme en flammes se courbant et se redressant doucement, les unes coulant dans les autres ; elles chantent en chœur quelque chose comme des louanges. Parfois, la couche de Murokhamma y participe également : c'est le même espace verdâtre, mais encore plus épais et opaque, plus chaleureux et encore plus affectueux. Chacun peut facilement se rappeler d’une aube d'été ou d’un après-midi de printemps, où les vents doux se précipitent embrassant la terre. Ils embrassent la terre avec ses herbes, ses champs et ses routes, ils embrassent les arbres, la surface des lacs et des rivières, les gens et les animaux. Ce sont les élémentaux de la couche Vaïta, et ils se réjouissent de la vie. Ils se réjouissent de nous et des plantes, des eaux et du Soleil, se réjouissent de la terre fraîche ou chaude, douce ou dure, éclairée ou semi-obscure, ils la caressent et la choient. Si nous parvenions à voir la Vaïta de nos propres yeux, il nous semblerait d’être plongés dans des vagues verdâtres, embaumées, joueuses, complètement transparentes, fraichement tièdes et, surtout, vivantes, intelligentes qui se réjouissent de nous. Lorsqu’un après-midi chaud, vous immergez le visage dans l'herbe d'une prairie fleurie et que des odeurs de miel et le souffle de la terre chauffée et des feuilles vous donnent les vertiges, et que les courants à peine perceptibles de lumière et de chaleur balayent les prairies, sachez que ce sont les élémentaux de la Vaïta font la fête ensemble avec les enfants de la Faltore – la demeure des élémentaux des prés et des champs. Il ne vous reste plus aucune pensée trouble – il peut sembler que le voilà, le paradis perdu. La poussière des "tracas quotidiens" est chassée de l'âme par ces souffles purs et, à part de l'amour engloutissant pour la Nature, nous ne pouvons éprouver rien d’autre. À travers les eaux courantes de rivières sereines, on peut voir un monde d'une beauté vraiment inexprimable. Il existe une hiérarchie particulière – j'ai longtemps été habitué à l'appeler les âmes des rivières, bien que je comprenne maintenant que cette expression n'est pas exacte. Chaque rivière a une telle « âme », la seule et unique. Sa chair extérieure, fluide, nous est visible comme les courants d'une rivière, et sa véritable âme se trouve en Russie Céleste ou dans un autre pays céleste si elle traverse les terres d'une autre culture d’Enrof. Mais sa chair intérieure, éthérique, qui est incomparablement plus vive et qui se manifeste presque en pleine conscience, se situe dans le monde qui nous est adjacent et qui s'appelle Liurne. Le bonheur de sa vie réside dans le fait qu'elle donne continuellement les deux courants de sa chair ruisselante au plus grand fleuve, et puis à la mer, mais sa chair ne maigrit pas pour autant, elle reste pleine est ruisselante de la source à l’embouchure. Il est impossible de trouver des mots pour exprimer le charme de ces créatures si joyeuses, rieuses, douces, pures et paisibles qu'aucune tendresse humaine ne peut être comparée à la leur, sauf peut-être la tendresse des filles humaines les plus lumineuses et les plus dévouées. Et si vous aviez la chance de percevoir la Liurne avec l'âme et le corps, plongeant le corps physique dans les ruisseaux de la rivière, le corps éthérique dans les courants de la Liurne, et l'âme dans son âme brillant dans le zatomis, vous en sortirez avec un cœur aussi pur, aussi éclairé et joyeux, que l'homme aurait pu avoir avant sa chute. Le Vlanmime est la demeure des élémentaux des hautes couches de la mer, et il est quelque peu similaire avec la Liurne en ce qui concerne influence sur l'âme humaine. Le paysage de ce monde est un océan bleu vif, ondulant en rythme – il n'existe pas de bleu aussi doux et enivrant dans Enrof – et ses vagues fleurissent non pas avec de la mousse, mais avec des sphères ajourées d'un blanc laiteux, semblables à de grandes fleurs : les fleurs s’épanouissent et fondent sous vos yeux, s’épanouissent et fondent à nouveau. Les élémentaux de la Liurne sont de nature féminine, ceux du Vlanmime sont de nature masculine, mais cela n'a rien à voir avec la reproduction, bien que la liaison de la rivière et de la mer soit une expression de l'amour des élémentaux de ces deux mondes entre eux. Le Vlanmime est également capable de nous rendre plus sages et plus purs, mais il est ouvert d'en bas aux influences des élémentaux obscurs des profondeurs de la mer – du Nugurt, et donc il est plus austère. Son impact est perceptible dans l'organisation mentale et même dans l'apparence physique des personnes qui entrent tous les jours en contact avec lui, même inconsciemment : ce sont les pêcheurs et, en partie, les marins. D’ailleurs, ces derniers portent une emprunte d'autres élémentaux non lumineux : des maîtres du Nugurt - d'une part, des Nibrusks et du Douggour – des élémentaux des grandes villes portuaires – de l'autre. Les pêcheurs, quant à eux, ont reçu, grâce aux radiations du Vlanmime, un trait qui les distingue du reste du peuple : c’est un mélange de pureté, de courage et de force rugueuse voire brutale, avec l’intégrité d'enfant. Partout au-dessus de la terre et sur les mers s'étend le Zoungouf – la demeure des élémentaux de l'humidité atmosphérique, c’est eux qui créent des nuages, de la pluie, de la rosée et du brouillard. Il n’y a pas de frontière entre le Zoungouf et l'Irudran – la demeure des élémentaux, dont l'activité se manifeste chez nous par des orages, en partie par des ouragans. Ces deux couches coulent l'une dans l'autre, tout comme leurs habitants. Le voilà qui se révèle, le même transmythe qui émerge dans les mythologies antiques des peuples, évoquant dans leur imagination créatrice les images titanesques des dieux des tonnerres : Indra, Péroun, Thor… Oh, si les anciens, introduisant dans ces images, comme dans tout, des traits humains, pouvaient savoir combien ces êtres sont éloignés de la moindre ressemblance avec l'homme, infiniment éloignés ! Lorsque les jets de l’averse tombent sur le sol et que les enfants du Zoungouf, agités et jubilants, se réjouissent, tantôt se jetant à terre ou à la surface des eaux, tantôt en bondissant dans les airs bouillonnants – plus haut, dans l’Irudran, des milliers de créatures ne font que se déchaîner, et elles ne ressemblent en rien ni à Thor, ni à Indra, à part leur belligérance joviale : l’orage est un art pour eux, et l’ouragan est la plénitude de leur vie. Si, lorsqu’il gèle légèrement, la neige douce tombe en silence, ou si les arbres et les bâtiments se dressent blanchis de givre, nous éprouvons une joie vive, fringante, presque extatique, ce qui témoigne de la proximité des merveilleux élémentaux de la Nivenna. Des étendues blanches, immaculées d’une pureté particulière et inexprimable – voilà ce qu'est la Nivenna, le pays d'élémentaux du givre, de la neige tombante, du manteau neigeux fraîchement tombée. Gambadant dans une joie inconcevable, semblable à celle des elfes, ils couvrent leur terre bien-aimée d’une voile de mariée. Pourquoi sommes-nous saisis d’une telle joie de vivre, tandis que des myriades d'étoiles blanches descendent autour de nous dans le silence feutré ? Et pourquoi, lorsque nous contemplons des forêts ou des parcs urbains blanchis de givre, éprouvons-nous un sentiment qui unit solennité et légèreté à la fois, force vitale et émerveillement, vertige et joie enfantine ? Et pour ceux d'entre nous, qui sont restés enfants éternels au fond de nos âmes, des élémentaux de la Nivenna manifestent une tendresse particulière. Ils les honorent et tentent de jouer avec eux : même l’excitation ou l’agitation enfantine, l’écoulement rapide du sang dans les veines - lors d’une bataille de boules de neige ou d'une descente en luge – leur font plaisir.