En même temps, les formations despotiques soit réalisent systématiquement le principe d’extrême violence, soit ils le maquillent derrière une combinaison astucieuse de méthodes. Le rythme s’accélère. Il surgit d’appareils étatiques si immenses, que leur construction aurait pris des siècles auparavant. Chacun est prédateur dans sa nature, et chacun cherche à s’imposer à l’humanité. Leur puissance militaire et technologique provoque des vertiges. Tant de fois ils enfonçaient le monde dans l’abîme des guerres et des tyrannies, où est la garantie qu’ils s’arrêteront une fois pour toute ? Finalement, c’est le plus puissant qui prendra le dessus à l’échelle mondiale, quitte à transformer un tiers de la planète en un paysage lunaire. Et là, ce sera la fin du cycle pour céder la place au pire des maux : à la dictature unique sur des deux tiers du monde rescapés – au début, peut-être, à la dictature oligarchique, et puis – comme il arrive habituellement à la deuxième étape des dictatures –, à celle d’une seule personne – la dictature individuelle. Ceci est une menace la plus grave de toutes celles qui pesaient au-dessus de l’humanité : la menace de la tyrannie mondiale.
Conscients ou non de ce danger, les mouvements humanitaires tâchent de consolider leurs efforts. Ils babillent à propos de la coopération culturelle agitant leurs slogans du pacifisme et des libertés démocratiques, ils cherchent un salut fantôme dans la neutralité ou, effrayés par l’agressivité de l’adversaire, ils se lancent eux-mêmes sur son chemin. Et aucun d’entre eux n’a proposé un objectif incontestable et inspirant la confiance à tous – l’idée de nécessité urgente du contrôle éthique sur les activités des états. Certaines sociétés traumatisées par les horreurs des guerres mondiales essaient de s’unir pour que cette association politique embrasse le monde entier. Mais où est-ce que cela mènerait aujourd’hui ? Les risques des guerres, en effet, seraient éliminés, au moins provisoirement. Mais où sont les garanties que ce supra-état, en s’appuyant sur les vastes groupes moralement arriérées – et ils sont bien plus nombreux dans le monde que nous ne le voudrions –, ne grandira une fois de plus en dictature, en remuant les instincts de désir de puissance et de tourment, toujours persistants dans l’humanité ? Et que cette dictature ne se transformera pas, enfin, en tyrannie devant laquelle toutes les précédentes vont paraître un amusement ?
Il est remarquable que ce sont notamment les confessions religieuses, qui avaient proclamé les idéaux internationaux de fraternité avant les autres, se trouvent aujourd’hui dans l’arrière-garde de l’aspiration universelle au mondialisme. Probablement, est-ce dû à ce qui les caractérise – à la concentration sur l’intérieur de l’homme et au rejet de tout ce qui relève de l’extérieur, y compris le problème d’organisation sociale dans le monde. Mais si nous prenons un regard plus profond, si nous disons à haute voix ce qui se dit d’habitude uniquement dans les cercles fermés de la vie religieuse intense, nous découvrirons quelque chose qui n’est pas pris en compte par tous. C’est un effroi mystique apparu encore à l’époque de l’Empire romain – un effroi devant la future unification du monde, c’est une anxiété insatiable pour l’humanité, car le concept de l’Etat unique et commun camoufle un traquenard, d’où la seule issue seront l’autocratie absolue, le règne « du prince des ténèbres », les derniers cataclysmes historiques et l’interruption catastrophique de l’histoire.
En effet, où sont les garanties que le supra-Etat ne sera pas dirigé par un grand ambitieux et que la science ne lui servira pas d’un outil pour transformer le monde en cet engin monstrueux, celui de tourment et de mutilation spirituelle, dont je parle ? Peut-on avoir des doutes que même maintenant il y a déjà des prérequis pour créer le contrôle idéal sur le comportement des gens et sur leur façon de penser ? Où sont les limites de ces perspectives cauchemardesques qui surgissent devant notre imagination suite à la jonction de deux facteurs : de l’autocratie terroriste et de la technologie du XXI siècle ? La tyrannie sera si absolue, que même la toute dernière et tragique chance de s’en sortir se renfermera – la chance d’écraser la tyrannie de l’extérieur par une intervention militaire ne sera plus envisageable : il n’y aura plus d’adversaires, tout le monde y sera soumis. Et cette unité mondiale, dont rêvait tant de générations et qui aurait demandé tant de sacrifices, révèlera son côté obscure : son désespoir au cas où les dirigeants de cet Etat seront les protégés des forces des ténèbres.
De son expérience amère, l’humanité réalise même aujourd’hui que ni les mouvements socio-économiques menés uniquement dans un bon sens, ni le progrès scientifique propre, ne sont pas capables de faire passer l'humanité entre Charybde et Scylla – entre les tyrannies et les guerres mondiales. Pis encore : une fois venus à la domination, les nouveaux systèmes socio-économiques eux-mêmes deviennent les engins du despotisme politique, eux-mêmes sèment et déclenchent les guerres mondiales. La science se transforme en leur servante docile, beaucoup plus docile et fiable que l’église pour les seigneurs féodaux. La tragédie est enracinée dans le fait qu’à l’origine, l’activité scientifique n’a pas été associée à une éducation morale profondément réfléchie. Toute personne avait accès à cette activité, sans tenir compte du niveau de ses valeurs morales. Il n’est pas étonnant que chaque acquisition de la science et de la technologie tourne maintenant un de ses côtés contre les véritables intérêts de l’humanité. Le moteur à combustion, la radio, l'aviation, l'énergie nucléaire – un bout de ces acquis frappera la chair vivante des peuples. Et le développement d'outils de communication et de nouvelles technologies qui permettent au régime policier de contrôler la vie privée et les pensées les plus intimes de chacun, forment une base de fer au-dessous des volumes vampiriques de dictatures.
Ainsi, l'expérience de l'histoire conduit l'humanité à la compréhension de l’évidence que les dangers seront évités et l'harmonie sociale sera établie non par le développement de la science et de la technologie elles-mêmes, non par le principe de surdéveloppement de l'Etat, non par la dictature de « la personnalité forte », non par l'avènement des organisations pacifistes de type social-démocrate balancées par les vents historiques de droite à gauche – des belles chimères irréalistes à l'extrémisme révolutionnaire – mais par la reconnaissance de la nécessité urgente d'une voie seule et unique: l’établissement au-dessus de la Fédération Mondiale d’Etats d’une autorité éthique et pure, incorruptible et hautement respectée, supranationale non-étatique et supra-étatique, car la nature de l'État en soi est contradictoire à éthique même.
Alors, quelle idée ou enseignement aidera à créer un tel contrôle ? Quels grands esprits vont l’élaborer et l’adapter pour une si grande majorité ? De quelle manière une telle autorité parviendra-t-elle à une reconnaissance universelle, à une hauteur qui règne même au-dessus de la Fédération des Etats – elle, qui rejette la violence ? Si elle choisit le principe du remplacement progressif de la violence par autre chose, alors par quoi exactement et en quel ordre ? Et quelle doctrine pourra résoudre tous les problèmes incroyablement complexes qui se posent à cet égard ?
Le présent ouvrage cherche, en quelque sorte, à répondre à ces questions, même si l’ensemble général de ses thèmes est beaucoup plus large. Mais pour y répondre, il est nécessaire d’abord de formuler clairement en quoi cet enseignement voit-il son ennemi irréconciliable et contre quoi – ou qui – il est dirigé.
Sur le plan historique, il voit ses ennemis dans tout Etat, parti ou doctrine qui cherche à asservir les autres de force et à devenir toute sorte d’organisation populaire despotique. Quant au plan métaphysique, son ennemi n’est qu’un : c’est Anti-dieu, c’est l’esprit tyrannique, c’est le Grand Tourmenteur manifesté sous tant de formes de vie sur cette planète. Pour le mouvement dont je parle – maintenant, lorsqu’il se forme à peine, comme après, lorsqu’il sera la voix décisive de l'histoire – l'ennemi sera la seule chose: le désir de tyrannie et de violence brutale, même si elle émerge à l’intérieur d’elle-même. Violence ne peut être justifiée que dans les mesures d’une extrême nécessité, uniquement sous une forme adoucie et uniquement jusqu’au moment où l’autorité suprême, grâce à l’éducation améliorée et grâce à l’aide de millions d’esprit à grandes valeurs, préparera l’humanité au remplacement : de la coercition – par la bonne volonté, des appels de la loi – par la voix de la conscience profonde, de l’Etat – par la fraternité. Autrement dit, il faut que l’essence de l’Etat soit transformée, et que la fraternité active prenne place de l’appareil inhumain de violence politique. Il ne faut pas penser qu’un tel processus prendra certainement énormément de temps. L’expérience historique des grandes dictatures d’une énergie et d’une cohérence extraordinaires, qui englobaient la population d’immenses pays dans un système unique de formation et d’éducation, a démontré de manière irréfutable la force du levier pour influencer le psychisme des générations. Les générations se formaient pour satisfaire ceux qui étaient au pouvoir. L’Allemagne nazie, par exemple, a réussi à s’imposer même durant une seule génération. Certes, ses idéaux ne peuvent évoquer chez nous rien sauf la colère et le dégoût. Non seulement ses idéaux, même sa méthode devrait être rejetée au maximum. Mais le levier qu’elle a ouvert doit être pris entre nos mains et être tenu fermement. Le nouveau siècle approche, le siècle des victoires de la grande illumination spirituelle et de nouvelles réalisations déterminantes dans la nouvelle pédagogie à peine tracée aujourd’hui. Si au moins quelques dizaines d'écoles auraient été mises à sa disposition, on pourrait y former une génération capable d'accomplir un devoir non par la contrainte, mais par la bonne volonté, non par peur, mais par impulsion créatrice et par amour. Voilà ce que ça veut dire éduquer l’homme de type anobli.