elementaux demoniaques, genies des lieux
 
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          Pour une âme humaine, la chute dans le Douggour présente de graves dangers. Cette chute arrive, si, pendant la vie dans Enrof, l'âme était tourmentée et corrompue par la volupté de l'au-delà – la même volupté mystique que les petits démons du Douggour éprouvent pour la Grande Pècheresse. Même le séjour dans le Boustvitch d'une telle âme ne va pas équilibrer son corps éthérique alourdi avec cet environnement. Avec ses habillements, l'âme tombe dans le Raphag, où une nouvelle chute l'attend : dans le monde dont elle rêvait vaguement sur terre. Ici, à Douggour, elle est enveloppée dans un karrokh - un corps de matière dense, similaire au corps physique, mais créé à partir de la matérialité des mondes démoniaques, qui est générée par les sombres hiérarchies de métabramphature et par Gagtoungre. Le salut de l'âme de l'esclavage dans le Douggour par les forces de la Lumière rencontre des difficultés exceptionnelles. Il existe cependant un acte, qui pourrait ouvrir à l’âme la voie du salut : c’est le suicide. Etant un péché dans Enrof, où la matérialité est créée par les forces Providentielles et préparée pour l'illumination, le suicide dans des couches démoniaques est justifié, car il implique la destruction du karrokh et la libération de l'âme. A défaut, et si les forces de la lumière venues au secours sont vaincues, l'âme, après sa mort dans le Douggour, se retrouve à nouveau dans le Boustvitch, puis à nouveau dans le Douggour – mais cette fois non en tant qu'esclave, mais en tant que privilégiée. Son chèlte se diabolise peu à peu est reste coincé dans la roue des incarnations entre le Douggour et le Boustvitch, et il peut arriver que la monade finisse par rejeter son chèlte. Dans ce cas, ce dernier tombe dans le Soufeth, le cimetière de Chadanakar, et y meurt à jamais. La monade, elle, quitte notre bramphature pour reprendre son chemin quelque part ailleurs dans l'Univers. Parmi ces quelques âmes qui périrent à jamais dans le Soufeth, la plupart furent justement les victimes du Douggour. 
          La description du Douggour peut être complétée par une petite touche. À Dougguro-Pétersbourg, tout comme dans le Droukkarg, tout comme dans la Russie Céleste, il y a un double – où plutôt, un triple – d'une immense statue du Cavalier. Mais ici, ce Cavalier ne chevauche pas un rarougg, comme dans la capitale de l'anti-humanité russe, et, bien sûr, pas un cheval blanc transcendantal, comme dans le Pétersbourg céleste. Ici, c’est une statue du fondateur de cette ville souterraine, une torche flamboyante et fumante à la main. Autre chose qui distingue ce personnage est qu'il n’est pas à cheval, mais à dos d’un énorme serpent. Peut-être que maintenant le lecteur de ce livre comprendra de quoi et de qui parlait Alexandre Blok dans ces vers révélateurs :

 
Des soirées silencieuses descendront,
Le serpent s’élèvera sur les maisons.
Dans la main tendue de Pierre
Le flambeau dansera son cancan.
 
Les guirlandes de lanternes s’allumeront,
Ainsi que les vitrines et les trottoirs…
Et dans le scintillement des centres-villes
Les couples feront leurs balades.
 
Le voile de brume cachera tout le monde,
Pour te noyer dans un regard enivrant.
Laisse l'innocence hurler dans son coin,
Laisse-la plaider la pitié en sanglotant !
 
Sur le rocher, le roi joyeux
Agite déjà l’encensoir fétide,
Et, tel une chasuble, la fumée impure
Enveloppe le lampadaire enchanteur !
 
Allez, courez ! On vous attend !
Aux carrefours des rues lunaires !
Et toute la ville est pleine de voix
Des hommes - bruyantes, des femmes - sonores.
 
Il surveillera sa ville la nuit
Et, rougissant avant l’aurore,
C’est son épée qui flamboiera  
Au-dessus de la capitale évanouissant.


          Le fait que dans la main du fondateur du Douggour, tôt ou tard, s'embrase, au lieu d'une torche, l'épée du châtiment, l'épée du karma – est très cohérent. Et chaque âme humaine qui a visité cette ville lunaire obscure ne peut que s'en souvenir, même si ce n'est très vague. Ce qui est moins clair, c’est comment Blok lui-même a-t-il connu ces rapports entre le Douggour et notre monde. J'essaierai d’en faire quelques observations dans les chapitres consacrés à la problématique du sens métahistorique du génie artistique.
          Il y a des couches d'élémentaux ayant certains liens avec le Douggour, elles n'appartiennent plus au groupe démoniaque, mais au groupe intermédiaire. Leurs monades, ainsi que celles d'autres élémentaux de nature lumineuse, demeurent dans l'un des beaux mondes du Haut Devoir, dans le Flaüros. Mais du fait que leur nature s'était obscurcie au cours de leur évolution, le chemin de leur incarnation les mène aux couches des Nibrusques, au Manikou, au Kattaram et au Ron, et leurs lieux de souffrances et purgatoire c’est le Douggour, où ils traînent leur existence en tant qu’esclaves. Quant à l'ascension, elle les conduit, à titre posthume, d'abord dans le Chalem – qui est similaire à notre Olirne, et puis, à travers le Fayer et l’Usnorme, dans le Flaüros, où ils rejoignent leurs monades. 
          Les nibrusques sont des êtres, pour ainsi dire, entre les petits démons du Douggour et ce que les anciens Romains appelaient les « génies du lieu ». Aucune localité humaine ne peut se passer de nibrusques. Je ne comprends toujours pas comment et pourquoi ces êtres se préoccupent du côté physique de l'amour humain et surtout de notre procréation. Il est possible que certaines émanations de l'âme humaine à l’état de bébé et de petite enfance aient un certain rapport avec la restauration de leurs forces vitales. En tout cas, leur intérêt ne fait aucun doute. Ils s'affairent à leur façon, contribuent au rapprochement dans notre couche d'hommes et de femmes entre eux, se réjouissent bruyamment de nos enfants, se précipitent autour d'eux et même essayent de les protéger de dangers qui nous sont invisibles. Mais ils sont capricieux, impulsifs et vindicatifs. Vous ne pouvez pas toujours leur faire confiance.  

          Et même si les sages de notre époque qui se sont enfermés dans une cellule matérialiste se moquent du haut de leur ignorance des superstitions des barbares, la grande vérité réside bel et bien dans des contes de fées sur les petits esprits gentils et enjoués du foyer : les lutins, les domovoïs, les pénates et les lares. Les anciens païens le savaient bien mieux que nous, mieux que les juifs et les mahométans et mieux que les chrétiens qui dressaient des calomnies et des bobards sur ces créatures inoffensives. Des ragots sur les lutins surprennent par leur injustice. De tels potins sont générés par un seul esprit – le même qui est propre aux fanatiques du monothéisme, aux hypocrites et aux moralistes secs, qui déclarent maléfique tout ce qui ne rentre pas dans leur canon. Les anciens, eux, étaient beaucoup plus objectifs envers ces créatures, voyant en eux de véritables amis – des lares et des pénates ! L’espace de ces petits élémentaux, nichés près des abris humains, s'appelle Manikou
Les paysages de ce monde ressemblent à un intérieur d’une chambre et ne manquent pas de confort. Mais à l'extérieur, c’est l'obscurité et le froid chez eux, et ils ont terriblement peur d’être chassés de leurs refuges chaleureux. Quant aux corps de leurs incarnations, ils sont différents de ceux de la plupart des élémentaux : il n'y a rien de ruisselant ou d'irisé en eux – au contraire : comme les nibrusques et les habitants du Douggour, ils ont un corps dense et clairement défini, même je dirais, bien charnu. Ils sont miniatures, joviaux et espiègles, mais certains sont activement gentils. Ce sont une sorte de philanthropes qui aiment rendre de petits services aux humains pour que personne ne le sache. Cependant, d'autres d'entre eux se permettent des farces plus ou moins anodines avec les gens. En général, ils nous traitent de manière sélective, mais ils essaient de garder et de protéger l’habitation du mieux qu'ils peuvent. Parce qu'en cas de destruction, leurs abris dans la couche du Manikou sont également détruits et, une fois sans abri, les petits bonhommes périssent dans la plupart des cas. Seuls quelques-uns parviennent à rejoindre un autre refuge.
 
          Sur le Kattaram, le monde des élémentaux du règne minéral associé à la partie supérieure de la croûte terrestre, je ne peux dire grande chose : je n'ai aucune expérience personnelle à ce sujet et mes amis invisibles ne m'ont touché que quelques mots le concernant. Ce que je sais sur le paysage du Kattaram, c’est qu’il est formé de vides souterrains entre les métaminéraux lumineux. Il est beau d'une beauté fabuleuse, mais pour nous, il semblerait quand-même privé de vie. La population du Kattaram est diversifiée (pensez à La Maîtresse de la montagne de cuivre[1]  d'une part, et aux trolls d'autre part), voilà pourquoi la communication avec ces élémentaux peut comporter les dangers de l’au-delà, mais ce n’est pas une règle. Le Ron m'est connu encore moins : son paysage est similaire à celui du Kattaram, mais enrichi d'un reflet du ciel – rien que d’un reflet. C'est le royaume des élémentaux de montagnes, un monde hétéroclite de créatures qui sont souvent en conflit entre elles. 
          
La dernière ou plutôt la plus élevée des couches de cette sakouale, c’est le Chalem – une sorte d'Olirne pour les élémentaux provenant des quatre couches précédentes. Son paysage est comparable à des chênes colossaux au milieu du désert. Les tons bleu-vert prédominent au centre du paysage, les tons jaunâtres et gris vers la périphérie. Ici, les élémentaux deviennent vraiment lumineux, royaux, et ce n’est pas la mort qui les attend, mais une transformation menant au Fayer et à l’Usnorme. Ils la rachètent, cette transformation, au prix d'une immobilité corporelle presque complète. L'immobilité est compensée par la profondeur et la sincérité étonnante de la contemplation spirituelle dans laquelle ils sont plongés. Il y a des peuples dans notre monde qui sentent l'existence de ces créatures et les prennent pour les esprits des montagnes, des cascades, des sources ou des lieux. En réalité, ce ne sont pas des esprits, mais des êtres vraiment incarnés, et le lien étroit entre eux et les lieux d'Enrof n'est qu'une illusion. Ce lien s’explique par leur immobilité, que les anciens interprétaient selon le niveau de leur vision du monde. La vérité est que si la source se tarit, si la cascade se fait bloquer, si la montagne se fait détruire par un tremblement de terre, les élémentaux du Chalem resteront inébranlables à leur place jusqu'à ce que leur travail intérieur sur soi les amène au moment de leur transformation.
 
 
[1] La Maîtresse de la montagne de cuivre est un conte de fées de Pavel Bajov, qui révèle aux enfants le charme de la légende de l'Oural. C’est une histoire d’un jeune paysan Stepan. Son travail est d’extraire du minerai et des pierres précieuses pour son maître. Un jour, Stepan rencontre une beauté dans la steppe qui lui demande un service... Ce qui lui arrive ensuite et qui est cette fille sont des mystères à découvrir. Le conte enseigne à être consciencieux, attentif, fidèle, à aimer le travail, à tenir la parole et à ne pas succomber aux tentations au détriment des êtres chers. – N. d. T.


 



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