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          Au début de 1943, j'ai participé à la traversée de la 196-ème division d'infanterie sur la glace du lac Ladoga et, après un voyage de deux jours à travers l'isthme de Carélie, je suis entré, tard dans la nuit, dans Léningrad assiégé. Sur le chemin vers le point de dislocation dans la ville sombre et déserte, j'ai vécu un état qui rappelle en partie l’autre, l’ancien, celui de l’adolescence près de la Cathédrale du Sauveur, dans son contenu, mais coloré complètement différemment : comme s’il traversait ce contexte hors de commun de la nuit de front, rayonnant d’abord de son intérieur, puis engloutissant la situation en lui-même, cet état portait des couleurs sévères et sombres. A l’intérieur, l’opposition des éléments irréconciliables s'assombrissait et étincelait, et leurs dimensions ahurissantes, ainsi qu’une énorme entité démoniaque, se montrant derrière l'un d'entre eux, suggéraient les frissons d'horreur. J'ai vu le troisième huitzraor plus clair que jamais, – et juste un éclat radieux de son ennemi qui s’approchait – qui était notre espoir, notre joie, notre protecteur, le grand esprit et guide de notre patrie – a préservé ma raison d’un effondrement irréparable[1].
          Enfin, quelque chose de similaire, mais totalement exempt d’horreur métaphysique, a été vécu par moi en septembre 1949 à Vladimir, toujours dans la nuit, dans une petite cellule de prison, lorsque mon seul camarade était endormi ; et à plusieurs reprises plus tard, entre 1950 et 1953, aussi la nuit, dans une cellule de prison commune. Pour La Rose du Monde, l’expérience acquise sur cette voie de cognition n’était pas suffisante. Mais le fait d’avancer sur ce chemin m'a conduit à une capacité de distinguer consciemment l'impact de certaines forces Providentielles, et les heures de ces rencontres spirituelles sont devenues une forme de cognition métahistorique encore plus accomplie que celle que je viens de décrire.
          Il est devenu relativement fréquent d’expérimenter la sortie du corps éthérique hors de son conteneur physique, lorsque celui-ci repose dans un sommeil profond, et de se promener à travers d'autres couches du cosmos planétaire. Sauf que revenant à la conscience du jour, le voyageur ne conserve aucun souvenir précis de ce qu’il a vu. Ces souvenirs sont stockés uniquement dans la mémoire fossile, hermétiquement séparée de la conscience chez la grande majorité. La mémoire fossile (dont le centre anatomique est situé dans le cerveau) est une réserve de souvenirs de la préexistence de l'âme, ainsi que de ses errances transphysiques, similaires à ce qui est décrit ici. Le climat psychologique de certaines cultures, ainsi que la pratique religieuse et physiologique séculaire orientée dans cette direction, comme par exemple en Inde et dans les pays du bouddhisme, contribuent à l'affaiblissement de la barrière entre la mémoire fossile et la conscience. Si renoncer au scepticisme complaisant, il est impossible de ne pas remarquer que dans ces pays, on entend souvent, même de la part de personnes très simples, que le domaine de la préexistence n'est pas complètement fermé à leur conscience. En Europe, élevée d'abord sur le christianisme qui laissait ce problème de côté, puis sur une science areligieuse, rien ne contribue à l’affaiblissement de la barrière entre la mémoire fossile et la conscience, à part quelques efforts rares des individus isolés.
          Je dois dire très franchement que personnellement, je n'ai même pas fait les efforts en questoin pour la simple raison que je ne savais pas comment m’y prendre et je n'avais aucun instructeur. Par contre, j’avais autre chose, que je dois probablement aux efforts des acteurs invisibles de la Volonté Providentielle, notamment, j’avais une certaine entrouverture, comme une toute petite fente, de la porte entre ma mémoire fossile et ma conscience. Même si cela semble peu convaincant pour une majorité dominante, je n’ai pas l’intention de cacher le fait que des lueurs légères, fragmentaires, mais indéniablement fiables de ma mémoire fossile affectaient ma vie dès mon enfance, elles se sont intensifiées dans ma jeunesse et, enfin, après mes quarante-six ans, ont commencé à illuminer les jours de mon existence avec une nouvelle lumière. Cela ne veut pas dire que l'organe de la mémoire fossile s’est révélé entièrement – loin de là, mais la signifiance des images qui en provenaient m’est devenue si perceptiblement claire et les images mêmes parfois si distinctes, que leur différence qualitative, fondamentale par rapport aux souvenirs ordinaires, ainsi qu'au travail de l'imagination, est incontestable. 
          Comment puis-je ne pas m'incliner, avec gratitude, devant le destin qui m'a conduit, pendant toute une décennie, dans les conditions maudites presque par tous ceux qui les avaient vécues, et qui n'ont pas été tout à fait faciles pour moi non plus, mais qui, en même temps, m’ont servi d’un outil puissant pour la découverte d’organes spirituels chez moi ? C’est en prison, isolé du monde extérieur avec ses loisirs illimités, durant un bon millier de nuits que j’ai passées couché sur mon lit en état d’éveil, parmi les camarades endormis – c’est en prison que j’ai eu une nouvelle étape de ma cognition métahistorique et transphysique. Les heures de l'illumination métahistorique sont devenues plus fréquentes. Les longues séries de nuits se sont transformées en pure contemplation et réflexion. La mémoire fossile s’est mise à m’envoyer les images de plus en plus distinctes dans ma conscience, éclairant les événements de ma vie privée d'un nouveau sens, ainsi que les événements de l'histoire et de la contemporanéité. Et, enfin, me réveillant le matin après un sommeil bref mais profond, je savais qu'aujourd'hui mon sommeil n'était pas rempli de rêves, mais d'une toute autre chose: des traversées transphysiques.
          Si de telles traversées se font dans les couches démoniaques et en plus sans un guide, mais sous l'influence des aspirations sombres de son âme ou selon l'appel perfide des principes démoniaques, la personne ne se souvient clairement de rien à son réveil, mais en garde le sentiment envoûtant, séduisant et doux-effrayant. Ce sentiment, semblable à une graine toxique, peut provoquer plus tard de telles actions, qui attacheront l'âme, dans sa vie posthume, pour longtemps à ces mondes-là. De telles errances m’arrivaient dans ma jeunesse, et elles impliquaient ces actions-là, mais ce n’est pas mon mérite à moi que la voie radieuse de ma vie sur terre me conduise de plus en plus loin de mes chutes dans l’abîme.
          Par contre, si la descente s’effectue avec un guide – l'un des frères du Synclite de son pays ou du Synclite du Monde, si elle a un sens et un but providentiel, le voyageur, éprouvant au réveil parfois le même sentiment doux-effrayant et tentant, réalise en même temps sa séduction. Et bien plus : dans ses souvenirs, cette tentation s’oppose à un contrepoids : c’est la réalisation du sens menaçant de l’existence de ces mondes et de leur vrai visage, et non de leur masque. Il n'essaie pas de retourner dans ces couches inférieures par la voie d’une chute éthique à l’état d’éveil, mais il fait de son expérience vécue un objet de la réflexion religieuse, philosophique et mystique ou, même, il en fait la source de ses créations artistiques qui, entre autres, auront un sens infaillible d'avertissement.
          Au cours de la quarante-septième année de ma vie, je me suis rappelé et compris certaines de mes traversées transphysiques effectuées auparavant ; jusqu'alors, ces souvenirs avaient la forme d’images floues et fragmentées, ressemblant à des débris chaotiques qui ne formaient rien. Quant aux nouvelles "balades", elles restaient souvent si distinctes, si authentiques dans ma mémoire, excitant tellement tout mon être avec la sensation de secrets entrouverts, qu’aucun rêve, même le plus significatif, ne puisse être comparé à elles.
          Il existe une forme encore plus perfectionnée de ces balades dans le cosmos planétaire : la même sortie du corps éthérique, les mêmes balades avec un grand guide dans les couches d’ordre ascendant ou descendant, mais en préservant complètement la conscience d’éveil. Dans ce cas, le voyageur garde à son retour des souvenirs d’autant plus incontestables et, pour ainsi dire, exhaustifs. Ce n'est possible que si les organes spirituels de perception sont déjà complètement développés et si les verrous de la mémoire fossile son brisés à jamais. Ça, c'est déjà la véritable vision spirituelle. Et, bien sûr, je ne l'ai pas éprouvée.

          Pour autant que je sache (il est possible cependant que je me trompe), parmi les écrivains européens, seul Dante y était concerné jusqu'à présent. La création de la Divine Comédie était sa mission. Mais la révélation complète de ses organes spirituels n’était effectuée qu’à la fin de sa vie, alors que l’énorme travail sur le poème touchait déjà à sa fin. Il avait compris ses nombreuses erreurs, inexactitudes, la baisse du sens, l’anthropomorphisme excessif des personnages, mais il n’avait plus suffisamment de temps et d’efforts pour les corriger. Ceci dit, le système qu’il expose peut être considéré schématiquement comme le panorama des couches à matérialités différentes de la métaculture romano-catholique.
          N'osant même pas penser à quoi que ce soit pareil, j'ai eu, cependant, le grand bonheur de converser avec certains de ceux qui étaient partis depuis longtemps et qui séjournaient désormais au Synclite de la Russie. J'ose à peine toucher avec ma plume les expériences absolument grandioses du réel contact avec eux. Je ne me permets même pas de donner leurs noms, mais le contact avec chacun d'entre eux était peint d’un ton sentimental unique. Des rencontres avaient lieu aussi pendant la journée, dans une cellule de prison bondée, et je devais m'allonger sur mon lit, face au mur, pour cacher le flot de larmes du bonheur fascinant. Le contact avec l'un des grands frères provoquait un battement du cœur accéléré et les frissons de la vénération solennelle. L’autre était accueilli par tout mon être avec un amour tendre et chaleureux, comme un ami précieux qui voyait à travers mon âme, qui l'aimait et qui m'apportait pardon et consolation. L’approche du troisième provoquait le besoin de m’incliner devant lui sur mes genoux, comme devant quelqu’un de puissant qui s’était levé incomparablement plus haut que moi, et son contact s’accompagnait d’un sentiment strict et d’une attention particulièrement accrue. Enfin, l’approche du quatrième provoquait un sentiment de joie exaltante – la joie planétaire – et des larmes d’allégresse. Je pourrais douter de tant de choses, beaucoup dans mon monde intérieur pourrait être considéré avec méfiance quant à son authenticité, mais pas ces rencontres.
          Est-ce que je les voyais en personne pendant ces rencontres? Non. Me parlaient-ils ? Oui. Entendais-je leurs mots? Et oui, et non. Je les entendais, mais pas par l’ouïe physique. Comme s'ils parlaient quelque part dans les profondeurs de mon cœur. Je répétais devant eux un bon nombre de leurs mots, en particulier les noms inconnus de différentes couches de Chadanakar et de hiérarchies, en essayant de les transcrire aussi juste que possible dans les sons de la parole physique, et je demandais si c’était correct. Je devais clarifier certains noms et désignations à plusieurs reprises ; il en existe ceux qui n’ont pas pu trouver leur reflet plus ou moins précis dans notre échelle sonore.
          Beaucoup de ces mots inouïs prononcés par les grands frères étaient accompagnées de phénomènes lumineux, mais ce n'était pas de la lumière physique, bien qu'elle puisse être comparée, dans certains cas, avec des éclairs, dans d'autres – avec des lueurs, dans les troisièmes – avec un clair de lune. Parfois, ce n’étaient plus des mots dans notre sens, mais carrément des accords de consonances phonétiques et de significations. De tels mots ne pouvaient pas du tout être traduits dans notre langue, il fallait en choisir une de toutes les significations et une de toutes les syllabes harmonieuses. Toutefois, nos conversations ne se limitaient à de simples mots : c’étaient les questions et les réponses, ainsi que les phrases entières exprimant des idées très complexes. Ces phrases, sans être divisées en mots, semblaient s'enflammer, s'imprégnant sur la feuille grise de ma conscience, et exposaient, d'une lumière extraordinaire, le point obscur et peu clair pour moi concernant ma question. Ou, plutôt, ce n’étaient même pas des phrases, mais des pures pensées transmises directement à moi par-dessus des mots.
          Ainsi, mon chemin des illuminations, des contemplations et des réflexions métahistoriques se faisait compléter par des voyages, des rencontres et des conversations transphysiques.


[1] J'ai essayé d'exprimer cette expérience dans le poème «L'Apocalypse de Léningrad», mais les lois de l'art exigeaient, pour ainsi dire, de décomposer la texture de cette expérience en filaments séparés. Les figures opposantes, apparues instantanément, devaient être représentées en ordre chronologique, donc un certain nombre d’éléments s'ajoutaient au tableau général et, bien qu’ils ne contredisaient pas cette expérience, ils y étaient en réalité absents. Par exemple, la chute d'une bombe dans le château d'Ingénieur fait partie de ces introductions fabriquées, ainsi que la contusion du protagoniste du poème.



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