Pour moi personnellement, tout a commencé un jour de canicule en été 1929 près de la ville de Tripoli en Ukraine. Heureux de fatigue après une longue balade à travers les champs et les côtes aux moulins à vent, d'où s’ouvrait la vue la plus magnifique sur les bras bleu vif du Dniepr et ses îles sablées, j'ai escaladé la crête d'une colline et, soudain, j'ai été littéralement ébloui : en face de moi, immobile sous la cascade des rayons tombants, s'étendait la mer infinie de tournesols. Au même instant, j'ai ressenti qu’au-dessus de cette magnificence, tremblait une sorte de mer de bonheur jubilatoire et vivant. J’ai marché sur le bord du champ et, le cœur battant, j’ai pressé deux tournesols rugueux contre mes deux joues. Je regardais devant moi, sur ces milliers de soleils terrestres, étouffant presque d'amour pour eux et pour ceux dont jubilation j’éprouvais sur ce champ. J'ai ressenti une chose étrange : ces êtres invisibles, pleins de joie et de fierté, m’introduisaient, en tant que leur cher invité, à leur merveilleuse fête, semblable à la fois à un mystère et à un festin. Ayant fait prudemment deux pas dans l'épaisseur des plantes, j'écoutais, les yeux fermés, leur bruissement à peine audible et leur exaltation divine flamboyante partout. Voici comment cela a commencé. C’est vrai, je me souviens des expériences de ce genre vécues plus tôt – dans ma jeunesse ou mon adolescence, mais à cette époque, elles n'étaient pas encore aussi excitantes. Cependant, et avant et après – parfois jamais dans l’année, parfois à plusieurs reprises en un été – il m’arrivait d’éprouver – toujours au milieu de la nature et toujours seul – des moments de joie étrange et enivrante. Cela m’arrivait, pour la plupart, après avoir fait des centaines de kilomètres parcourus à pied, lorsque je me retrouvais soudain dans des endroits qui m’étaient inconnus, marqués par la splendeur déchaînée d'une végétation développée en toute liberté. Saisi de délice et d’inquiétude de la tête aux pieds, je me débattais, sans me souvenir de rien, à travers les fourrés sauvages, à travers les marais chauffés par le soleil, à travers les buissons fouettant pour, finalement, me jeter dans l'herbe afin de la ressentir de tout mon corps. L'essentiel était qu’aux moments pareils, je percevais clairement à quel point les êtres invisibles m'aimaient et se déversaient à travers moi – les êtres, dont l'existence était mystérieusement liée à cette végétation, cette eau, ce sol. Les années suivantes, je passais chaque été surtout aux alentours des forêts de Briansk, et il m'y est arrivé beaucoup de choses dont le souvenir est la joie de ma vie, mais surtout, j'aime me rappeler de mes rencontres avec les élémentaux de la Liurne que j'appelais alors dans ma tête les âmes des fleuves. Un jour, j'ai fait une sortie solitaire, errant dans les forêts de Briansk pendant une semaine. C’était une sécheresse. La fumée des incendies des forêts s'étendait comme des fibres de brume bleutée, et parfois des nuages ??de fumée blanchâtres, changeant lentement, s'élevaient au-dessus de vastes zones des pineraies. Pendant de nombreuses heures, j'ai dû marcher sur un chemin de sable brûlant, sans croiser ni source, ni ruisseau. La canicule suffocante semblable à celle dans une serre provoque une soif accablante. J'avais une carte détaillée de la région sur moi, et je savais que j'allais bientôt tomber sur un petit cours d’eau – si petit, que même sur cette carte aucun nom n'était indiqué au-dessus. En effet, la nature de la forêt s’est mise à changer, les pins ont cédé la place aux érables et aux aulnes. Soudain, la route flambante, qui me brûlait les pieds, a glissé vers le bas, j’ai aperçu devant moi une prairie inondable verte, et, ayant contourné un groupe d'arbres, j'ai distingué un coude de la rivière tant attendue à une dizaine de mètres devant moi : la route la traversait gué. Quelle perle de l'univers, quelle adorable enfant de Dieu me souriait ! De quelques pas de large, toute couverte de branches basses en surplomb de vieux saules et d'aulnes, elle ruisselait comme si elle traversait les grottes vertes, jouant avec des myriades de reflets solaires et de murmures à peine audibles. Balançant sur l'herbe mon gros sac à dos et ôtant mes vêtements modestes à la volée, je suis entré dans l'eau jusqu'à la poitrine. Et lorsque mon corps chaud a plongé dans cette humidité fraîche, et que l'ondulation des ombres et du soleil a tremblé sur mes épaules et mon visage, j'ai senti une créature invisible – impossible de dire de quoi elle était tissée – engloutir mon âme d'une telle joie innocente, d’une telle gaieté rieuse, comme si elle m'aimait depuis toujours et m'attendait depuis longtemps. C’est comme si elle était l'âme la plus subtile de cette rivière - toute coulante, toute tremblante, toute caressante, toute faite de fraîcheur et de lumière, de rire insouciant et de tendresse, de joie et d'amour. Et lorsque, ayant gardé longtemps mon corps dans son corps, et mon âme dans la sienne, je me suis couché les yeux fermés sur le rivage à l'ombre des arbres étalés, j'ai senti que mon cœur était si rafraîchi, si lavé, si propre, si heureux qu'il aurait pu l'être dans les premiers jours de la création, à l'aube des temps. Et je me suis rendu compte que ce qui m'était arrivé cette fois n'était pas une baignade ordinaire, mais une vraie ablution dans le sens le plus élevé du terme. Peut-être que quelqu'un dirait qu'il vivait aussi dans les forêts et nageait dans les rivières, et qu'il marchait à travers les forêts et les champs, et lui, debout sur un tétras lyre, avait connu un état d'unité avec la nature, mais il n’avait senti rien qui ressemblerait aux élémentaux. Si c’est un chasseur qui le dirait, il n'y aura rien de surprenant : ce destructeur de la nature est perçu par les élémentaux comme un ennemi et un profanateur, et il n'y a pas de moyen plus sûr de rendre leur proximité impossible que de prendre un fusil de chasse avec lui dans la forêt. Si ce n'est pas un chasseur qui dirait cela, il faut qu'il se remémore soigneusement les semaines de sa vie au milieu de la nature et découvre lui-même où il n’a pas respecté les conditions dont j'ai parlées au début. Il est bien entendu impossible de déterminer à l'avance la durée des étapes de cette cognition : les délais dépendent de nombreuses circonstances, tant objectives que personnelles. Mais tôt ou tard viendra ce premier jour : tout à coup, vous ressentirez la Nature entière comme si c'était le premier jour de la création et la terre était heureuse dans la beauté du paradis. Cela peut vous arriver la nuit près d'un feu ou pendant la journée dans un champ de seigle, le soir sur les marches chaudes d'un porche ou le matin sur un pré couvert de rosée, mais le contenu de cette heure sera le même partout : la joie vertigineuse de votre première révélation cosmique. Non, cela ne signifie pas encore que votre vision intérieure s'est ouverte : pour l’instant, vous ne verrez rien d'autre que le paysage habituel, mais vous percevrez sa nature multicouche et sa densité d'esprit avec tout votre être. Les élémentaux seront plus accessibles à celui qui est passé par cette première révélation ; il sentira de plus en plus souvent, avec certaines – qui n’ont pas de nom dans notre langue – capacités de l'âme la proximité permanente de ces créatures merveilleuses. Mais le principe de "la première révélation" est déjà dans quelque chose d'autre, sublime. Il relève non seulement de la cognition transphysique, mais aussi de celle pour laquelle je n'ai pas pu trouver d'autre mot, à part l’ancien terme «œcuménique». Dans certaine littérature, ce type d'états était exploré par de nombreux auteurs. William James appelle cela une percée dans la conscience cosmique. Apparemment, il peut prendre des aspects très différents selon les personnes, mais l'expérience de l'harmonie cosmique reste son trait essentiel. La technique que j'ai donnée dans ce chapitre est capable, dans une certaine mesure, de rapprocher ce moment, mais il ne faut pas espérer que de telles joies deviendront des invités fréquents de la maison de notre âme. En revanche, cet état peut saisir l'âme sans aucune préparation consciente : un tel cas est décrit, par exemple, dans les Souvenirs par Rabindranath Tagore. Il se peut qu'une personne, qui a connu plus d'une fois au milieu de la Nature un sentiment d'harmonie générale, pense que c'est de cela que je parle. Oh, que non. La percée dans la conscience cosmique est un événement d'une importance subjective colossale, dont il peut y avoir un nombre très limité dans la vie d'une personne. Elle arrive tout à coup. Ce n'est pas une humeur, ni un plaisir, ni un bonheur, ce n'est même pas une joie immense, - c'est quelque chose de plus élevé. Et ce n’est pas elle-même qui va vous produire cet effet bouleversant, mais plutôt son souvenir ; quant à elle-même, elle est remplie d'une telle félicité qu'il est plus juste de parler en rapport avec elle non pas d’un bouleversement, mais d’une révélation. Cet état consiste dans le fait que l'Univers – non seulement la Terre, mais justement l'Univers – s'ouvre dans son plan le plus élevé, dans cette spiritualité divine qui le pénètre et l'embrasse, supprimant toutes les questions douloureuses sur la souffrance, la lutte et le mal. Dans ma vie, cela s'est produit dans la nuit de pleine lune du 29 juillet 1931 dans les mêmes forêts de Briansk, sur les rives de la Nérussa, la petite rivière. Habituellement, j'essaye d'être seul dans la nature, mais cette fois, il m'est arrivé de participer à une petite randonnée en groupe. Nous étions plusieurs – jeunes et adolescents, dont un artiste débutant. Chacun d'entre nous portait un sac de provisions sur ses épaules, et l'artiste avait en plus un carnet de voyage pour faire ses croquis. Personne ne portait autre chose qu'une chemise et un pantalon, et certains d'entre nous avaient même enlevé leur chemise. A la queue leu-leu, tels que les Africains marchent le long des sentiers d’animaux sur leur continent, nous marchions silencieusement et rapidement – pas des chasseurs, pas des éclaireurs, pas des prospecteurs de minéraux – juste des amis qui voulaient passer la nuit autour d'un feu sur les fameux biefs de la Nérussa. La pineraie, infinie comme une mer, a cédé la place à la forêt noire, comme c'est toujours le cas dans les forêts de Briansk le long des plaines inondables des rivières. Les chênes séculaires dominaient au-dessus, ainsi que les érables, les frênes, les trembles surprenants par leur élancement et leur hauteur, semblables à des palmiers avec leurs couronnes à une hauteur vertigineuse ; au bord de l'eau, les tentes rondes de gentils saules, suspendues au-dessus des étangs s’illuminaient en argent. La forêt s'approchait de la rivière avec une prudence affectueuse : en massifs isolés, bosquets, pelouses. Aucun village ou foresterie… L’atmosphère désertique n'était troublée que par notre sentier à peine perceptible laissé par les tondeurs, et par les cônes arrondis des meules de foin, qui dominaient çà et là parmi les prairies en attendant l'hiver, lorsqu’ils seraient transportés à Tchoukhraï ou à Néporègne en traîneau. Nous avons atteints les biefs au début de la soirée d'une belle journée bien chaude. Après une longue baignade, nous avons ramassé des broussailles, allumé le feu à deux mètres de la rivière qui coulait tranquillement et, à l'ombre de trois vieux saules, nous avons préparé un repas simple. Il commençait à faire nuit. La lune basse de juillet a émergé de derrière des chênes, complètement pleine. Peu à peu, les conversations et les histoires se sont estompées, mes camarades se sont endormis l’un après l’autre autour du feu crépitant, et moi, je suis resté éveillé près du feu, agitant doucement une large branche pour me protéger des moustiques. Et lorsque la lune est entrée dans le champ de ma vision, se déplaçant silencieusement derrière le joli feuillage étroit des branches étalées d’un saule, j’ai eu ces quelques heures qui restent presque les plus belles dans ma vie. Respirant doucement, le dos sur une brassée de foin, j'entendais la Nérussa couler non pas à quelques mètres derrière moi, mais comme à travers ma propre âme. C'était le premier phénomène. Puis, solennellement et silencieusement, tout ce qui était sur terre et tout ce qui pouvait être au ciel s’est déversé dans ce ruisseau qui coulait à travers moi. Dans une béatitude que le cœur humain peut à peine supporter, j'avais l'impression que des sphères sveltes, tournant lentement, flottaient dans une ronde mondiale, mais à travers moi ; et ma moindre pensée se faisait embrasser par une unité jubilatoire. Ces forêts anciennes et ces rivières translucides, des gens qui dorment près des feux et d'autres personnes – des peuples de pays proches et lointains, des villes au petit matin et des rues bruyantes, des temples avec des images sacrées, des mers se balançant sans cesse et des steppes à l'herbe flottante – vraiment tout demeurait en moi cette nuit-là, et j'étais dans tout cela. J’étais couché les yeux fermés. Et de belles étoiles blanches, pas du tout celles que l’on a l’habitude de voir, mais grandes et fleuries, flottaient aussi avec tout ce fleuve planétaire, comme des nénuphars blancs. Même si le soleil n’était pas visible, c'était comme s'il coulait aussi quelque part près de mon champ de vision. Mais ce n’était pas son rayonnement qui imprégnait tout cela, mais une autre lumière jamais vue auparavant – et tout flottait à travers moi, en même temps me berçant, tel un enfant dans un berceau, d'un amour tout-satisfaisant.
Si vous cherchez à exprimer en mots les expériences pareilles, vous constaterez plus clairement que jamais la misère de la langue. Combien de fois ai-je essayé, à travers la poésie et la fiction, de transmettre aux autres ce qui m'était arrivé cette nuit-là ! Et je sais que toute tentative de ma part, y compris la présente, ne permettra jamais à une autre personne de mesurer la portée réelle de cet événement dans ma vie, ni son ampleur, ni sa profondeur. Plus tard, je cherchais vigoureusement à provoquer de nouveau cette expérience. J'avais créé toutes les conditions extérieures dans lesquelles il s'était déroulé en 1931. A maintes reprises au cours des années suivantes, je me couchais exactement au même endroit et aux mêmes nuits. Tout était en vain. Je l’ai revécue à nouveau tout aussi soudainement vingt ans plus tard, et non par une nuit de pleine lune au bord d’une rivière forestière, mais dans une cellule de prison. Oh, ce n'était que le début. Ce n'était pas encore cette illumination, après laquelle on devient, pour ainsi dire, une personne différente, métamorphosée - éclairée au sens le plus élevé de ce mot considéré par les grands peuples d'Orient. Cette illumination est la plus sacrée et la plus mystérieuse : c'est l'ouverture des yeux spirituels. Il n'y a passur Terre de plus grand bonheur que la révélation complète de la vision, de l'ouïe intérieures et de la mémoire fossile. Le bonheur des sourds et des aveugles nés, qui subitement, dans ses années de maturité, connaissent la révélation de la vision et de l'ouïe corporelles, n'en est qu'une ombre pâle. À ce sujet, je ne peux que répéter, si je peux me permettre, ce que l’on dit. Il y a un beau passage dans le poème d'Edwin Arnold "La Lumière de l'Asie". Il décrit l’état qui a transformé un simple chercheur en celui qui est maintenant connu de toute l'humanité comme Gautama Bouddha. Voici cette description. Il s'agit de l'entrée du Bouddha en état d’«abhijna» - une grande révélation «des sphères qui n'ont pas de noms, des innombrables systèmes de mondes et de soleils se déplaçant avec une régularité étonnante, des myriades après des myriades... où chaque luminaire est un tout indépendant et en même temps une partie de l'ensemble – l'une des îles argentées de la mer de saphir, s'élevant dans un désir infini de changement. Il voyait les Seigneurs de la Lumière qui gardaient les mondes avec des liens invisibles, eux-mêmes se déplaçant docilement autour de luminaires plus puissants, passant d'une étoile à l’autre et projetant le rayonnement incessant de la vie des centres en constante évolution aux toutes dernières limites de l'espace. Il voyait tout cela en images claires, tous les cycles et épicycles, toute la série des kalpas et des mahakalpas* - jusqu’à la fin des temps, qu'aucun homme ne pouvait saisir avec l'esprit. Il perçait en profondeur et en hauteur une sakouale** après l’autre, et voyait au-delà de toutes les sphères, de toutes les formes, de tous les luminaires, de toute source de mouvement. Ce Grand inébranlable et silencieux, selon Lequel les ténèbres doivent se développer en lumière, la mort en vie, le vide en plénitude, l'amorphe en formé, le bien en quelque chose de mieux, le mieux en le plus-que-parfait ; ce Grand tacite est plus fort que les dieux eux-mêmes : il est invariable, inexprimable, suprême. C'est la Force créatrice, destructrice et recréatrice qui dirige tout et chacun vers la bonté, la beauté et la vérité.» Qu'est-ce que tu en dis ? Espérer, même dans le coin le plus secret de ton être, qu'une telle heure se lèvera un jour sur toi, ne serait pas orgueilleux, mais simplement enfantin. Et néanmoins, la consolation est que toute monade humaine, sans la moindre exception, tôt ou tard, même après les temps interminables et peut-être déjà sous une forme complètement différente, non humaine, dans un autre monde, finira par atteindre cet état, puis elle le surpassera et le laissera derrière. Et notre devoir est de partager avec les autres ce que nous avons de meilleur. Mon meilleur est ce que j'ai vécu sur les chemins de la cognition transphysique et métahistorique. C’est la raison pourquoi ce livre est écrit. Dans ces deux chapitres, j'ai montré, comme j'ai pu, les étapes les plus importantes de mon chemin intérieur. Tout ce qui suit sera une exposition de ce qui a été compris sur ce chemin concernant Dieu, les autres mondes et l'humanité. J'essaierai de ne plus revenir sur la question comment cela a été compris ; il est temps de parler de ce qui est compris.