Je suis en mesure d'esquisser à peine la manière de résoudre les problèmes liés à la transphysique et à l'eschatologie du règne animal. Mais même cela suffit pour comprendre à quel point cette problématique est plus compliquée par rapport à ce qu’imaginaient les philosophes des anciennes religions. La formule simpliste "les animaux ne connaissent pas le péché" ne correspond pas du tout à la réalité. A moins que le péché signifie un état de conscience sexuelle sans le sentiment de honte et sans l’idée de l'interdiction de certaines manifestations de la sphère sexuelle, alors, dans ce cas, les animaux, en effet, ne «connaissent» pas le péché. Mais il serait plus correct de dire que pour eux ces manifestations ne sont pas interdites et pas punissables par le karma. De l'autre côté, le concept de péché est infiniment plus large que la sphère sexuelle. La méchanceté, la cruauté, la fureur déraisonnable et débridée, la férocité, la jalousie – voilà les péchés du règne animal, et nous n'avons aucune information à quel point certains animaux sont conscients de ces manifestations et de leur caractère inapproprié. D’autant plus que cela ne donne pas de réponse si une telle interdiction pour eux existe vraiment ou pas. Il est ridicule de penser qu'une loi fonctionne uniquement lorsqu'elle est reconnue. La loi de la gravitation n'a été reconnue qu’à l’époque de Newton, mais tout le monde y a toujours été soumis. Que les animaux soient ou non conscients d'une loi supérieure, qu'ils la ressentent vaguement ou pas du tout, cela ne fait aucune différence : la causalité est la causalité, le karma est le karma. Si je comprends bien, un lion affamé qui tue une antilope ne porte pas de responsabilité personnelle, car c'est une nécessité pour lui, mais porte la responsabilité de son espèce – c’est l'ancienne responsabilité de tous les prédateurs. En revanche, un tigre bien nourri, qui attaque une antilope uniquement parce qu’il est méchant et assoiffé de sang, porte, en plus de la responsabilité de son espèce, également une responsabilité personnelle, car il n'est pas obligé de tuer sa victime par une nécessité de survie. Un loup qui se défend contre des chiens et qui en tue un dans un combat n'est pas personnellement coupable, mais coupable en tant que représentant d'une espèce prédatrice dont les ancêtres firent jadis un tel choix. C'est une sorte de péché originel. Par contre, un gros chat bien nourri jouant avec une souris pour s'amuser est coupable à la fois de son péché originel et du sien, car ce n’était pas vital pour lui. On va me reprocher de faire un transfert des concepts humains, voire juridiques, sur le monde animal. Certes, sauf que le concept de culpabilité n'est pas seulement un concept juridique, mais aussi transphysique, métahistorique et ontologique. Le contenu du concept de culpabilité varie d’après les règnes et les hiérarchies, mais qui nous dit que ce concept avec son aspect karma s’applique uniquement à l'humanité ? Aucun grain d’idées nouvelles dans ce domaine ne fut apporté par l'époque areligieuse de la pensée, non plus. Bien au contraire: la considération des animaux à l'époque moderne était composée de deux principes contradictoires : utilitaire et émotionnel. En même temps, le monde animal était divisé en catégories en fonction de la relation d'une espèce particulière à l’homme. D'abord, bien sûr, les animaux domestiques : ils sont soignés, parfois même aimés. Si une vache tombe malade, on verse sur elle une larme, mais si elle ne se trait plus, on l'emmène, avec un triste soupir, dans un certain lieu où l’animal tant aimé sera transformé en certaine quantité de viande. Puis, d’une innocence d’enfant, le propriétaire va se nourrir et nourrir sa famille avec cette viande. La deuxième catégorie est une partie importante des animaux sauvages, y compris les poissons : ils ne sont pas apprivoisés, ils ne sont pas aimés ni rendus heureux, ils sont tout simplement capturés ou tués à la chasse. Les troisièmes, ce sont les prédateurs et les parasites, la conversation avec eux est simple : ils sont détruits partout et de toutes les façons possibles. Enfin, on peut aussi distinguer le quatrième groupe : il s'agit d'un certain nombre des animaux sauvages, notamment des oiseaux, utiles en ce qu'ils détruisent les nuisibles. Cette catégorie est autorisée à vivre et à se reproduire, et dans certains cas, comme, par exemple, pour les étourneaux ou les cigognes, même le patronage est affiché. Quant au reste des animaux, des lézards aux grenouilles en passant par les choucas et les pies, ils sont parfois capturés pour des expériences scientifiques ou juste pour le plaisir, les gamins leur lancent des pierres, mais le plus souvent on ne les remarque tout simplement pas du haut de notre importance. Tel est le schéma, bien que grossier, d'une attitude utilitaire envers les animaux. Quant à l'élément émotionnel, ce dernier réside dans le fait que la plupart d'entre nous sont capables d'éprouver une sorte de sympathie, d'affection ou carrément d'admiration esthétique pour certaines espèces ou races. De plus, beaucoup ont encore la tendance à avoir, Dieu merci, une empathie compatissante pour les animaux : et cette empathie, le règne animal le doit en partie à la législation dans de nombreux pays sur leur protection et au réseau d’associations bénévoles dédiées à cette protection. Combinée à un allié aussi puissant que le souci utilitaire de ne pas complètement exterminer les espèces à valeur commerciale, cette attitude émotionnelle a favorisé la création de réserves naturelles. Et parfois, certaines réserves n'ont aucune signification utilitaire – par exemple, les nombreux points d'alimentation pour les pigeons. Je parle, bien sûr, de l'attitude envers les animaux en Europe, en Amérique et dans de nombreux pays d'Orient. Mais l'Inde présente une image très différente. Le brahmanisme, comme vous le savez, a interdit il y a longtemps la consommation de divers types de viande, il a réduit l’alimentation de l'homme à des produits laitiers et végétaux, il a déclaré le traitement du cuir et des fourrures comme un péché et une affaire impure, enfin, il a proclamé une vache et quelques autres espèces comme animaux sacrés. Et il a bien fait ! L'Européen, bien sûr, est amusé et indigné par la scène où une vache se promène librement dans le marché, prenant tout ce qu'elle veut de n'importe quel bac. Sans doute, le culte religieux d'une vache est bien la particularité de la vision du monde indienne et ne peut être un objet d'imitation dans notre siècle. Mais le sentiment sous-jacent à ce culte est si pur, sublime, si saint qu'il mérite lui-même d'être adoré. Le motif psychologique de ce culte de la vache fut bien expliqué par Gandhi. Il souligna que la vache dans ce cas était la personnification de tous les êtres vivants au-dessous de l'homme ; l'humble admiration pour elle, lui rendre service sous forme de soins désintéressés, de l'affection et de la décoration exprimeraient l'idée religieuse et le sens éthique de notre devoir envers ce monde des êtres vivants, l'idée de patronage et d'aide à tout ce qui est faible, inférieur, tout ce qui n'eut pas encore le temps de se développer vers des formes supérieures. Et plus encore : c'est aussi l'expression d'un sentiment irrationnel de profonde culpabilité de toute l’humanité devant le règne animal, car l'homme se démarqua de ce règne au prix d'un retard et d'une dégradation des plus faibles. Il se démarqua et, le faisant, aggrava sa culpabilité par l'exploitation sans merci des plus faibles. Au fil des siècles, cette culpabilité de toute l’humanité grandit comme une boule de neige pour, finalement, atteindre des dimensions illimitées et incompréhensibles. Dieu merci, il existe un peuple qui a réussi à s'élever à une telle compréhension, non pas dans l'esprit de quelques-uns, mais dans la conscience d’un grand nombre ! Quoi, quelle idée, quelle éthique pouvons-nous opposer à celle-ci ? Nous qui nous vantons d'avoir professé le christianisme pendant tant de siècles ? Quant à ma vie, il y a eu un incident que je me sens obligé de partager ici. C'est dur, mais je ne veux pas que ce chapitre sur les animaux donne à quiconque une impression de l'auteur qu'il ne mérite pas. En fait, une fois, il y a plusieurs décennies, j'ai commis délibérément, en faisant exprès, un acte laid et ignoble à l'égard d'un animal, qui, en plus, appartenait à la catégorie des "amis de l'homme". Cela s'est produit parce qu'en moment donné je traversais une certaine étape ou, plutôt, une sinuosité de mon chemin intérieur extrêmement sombre. J'avais décidé de pratiquer, comme je l'appelais alors, "le culte du Mal" – une idée immature et ridicule, mais à cause de son voile romantique, dont je l'ai revêtue, elle a envahi mon imagination et a entraîné une série d'actions, une plus scandaleuse que l'autre. Enfin, je voulais savoir, s'il y avait un acte si bas, si mesquin et inhumain que je n'oserais pas commettre. Je n'ai aucune circonstance atténuante – ni que j'étais encore un gamin, ni que j’étais tombé en mauvaise compagnie : il n'y avait aucune trace de telles compagnies parmi mon entourage, et moi-même, j’étais déjà un beau gosse, un étudiant. Comment et sur quel animal en particulier ai-je commis cet acte – n'est plus pertinent. Mais cette expérience m’a touché si profondément qu'elle a transformé à jamais, d’une force extraordinaire, mes visions vis-à-vis les animaux. Ça a provoqué un tournant interne chez moi. Et si je n’avais pas cette tache honteuse sur ma conscience aujourd’hui, je n'éprouverais sûrement pas un tel dégoût pour toute torture ou meurtre d'un animal jusqu'à la perte complète d’autocontrôle. Parmi les axiomes qui me paraissent aussi simples que deux fois deux, l'une des premières places est occupée par celui-ci : dans l'écrasante majorité des cas (excluant uniquement l'autodéfense contre les prédateurs, les parasites et l'absence d'autres sources de nourriture), tuer et, surtout, torturer les animaux est laid, inacceptable et indigne d’un humain. Ceci est une violation de l'un de ces fondements éthiques. Et l’homme a le droit d'être appelée un homme uniquement s’il est solidement ancré dessus. Bien entendu, la chasse comme un principal moyen de subsistance de certaines tribus arriérées ne peut faire l'objet d'aucune condamnation morale. Le refus de chasser pour eux équivaut la mort. Une fois dans de telles conditions, chacun de nous peut et doit subvenir aux besoins de sa propre vie et celle des autres en chassant : la vie humaine a plus de valeur que la vie de n'importe quel animal. Pour la même raison, l’homme a le droit de se défendre contre les prédateurs et les parasites. Comme vous le savez, de nombreux jaïns et certains adeptes des tendances extrêmes de l'éthique bouddhiste ne boivent de l'eau qu'à travers une gaze, et en marchant, à chaque pas ils balayent la route devant eux. Il y avait même en Inde, me semble-t-il, de tels ascètes qui se laissaient saisir par des parasites. En voilà le meilleur exemple comment on peut déformer n’importe quelle idée et la pousser à l’absurde ! L'erreur ici est que pour sauver la vie des insectes et des protozoaires – c'est-à-dire des créatures de la plus basse valeur – l’homme se place dans des conditions où son progrès technique et social est rendu impossible. On rejette tous les modes de transport comme source de mort pour de nombreuses petites créatures, les interdictions sont même imposées à l'agriculture et au tout traitement du sol, car cela entraîne également la mort de milliards de petites vies. Et qu'est-ce qui se passerait, si la grande majorité de l'humanité rejoignait ce point de vue ? Bien évidemment, une telle attitude, qui met un plafond impénétrable au mouvement ascendant de la race humaine, ne peut être reconnue comme correcte. Mais que sont les parasites et les protozoaires du point de vue transphysique et non matérialiste ? Ce sont des êtres qui, comme la plupart des insectes, ont une âme collective, mais sont extrêmement retardés sur leur chemin. En fait, ce n'est même pas un simple retardement, mais la diabolisation volontaire des chèltes collectifs par Gagtoungre. A la Nigo?da, ces chèltes sont en état d'esclavage, juste partiellement intelligents, et ils devront affronter un chemin de formation exceptionnel dans sa lenteur et sa longueur. L'illumination ne leur arrivera qu’au moment du passage de notre planète au troisième æon. Or, les parasites, c'est-à-dire les êtres de moindre valeur, végètent et s'engraissent aux dépens de ceux qui ont de la valeur comparative supérieure : les animaux et les humains. Voilà pourquoi nous avons le droit de les exterminer, car il n'y a pas d'autre choix à ce stade. Les prédateurs existent aux dépens de la mort des créatures de même valeur, c'est-à-dire des animaux, et aux dépens de l'homme, être de la plus haute valeur. Les espèces de prédateurs, dont nous sommes incapables de modifier la nature prédatrice, devraient être progressivement exterminées dans Enrof. Progressivement – non seulement parce qu'autrement c'est impossible, mais aussi parce qu'au cours d'une telle période, on pourrait trouver des moyens pour changer même leur nature. Sans doute, la nature de nombreuses espèces prédatrices, en particulier parmi les mammifères supérieurs, peut être complètement modifiée. Prenez, par exemple, le chien, cet ancien loup, désormais capable de se passer complètement de nourriture carnée, sachant que l'homme ne s'est jamais donné la tâche de se cultiver un chien végétarien. Le chien recevait une nourriture semi-végétarienne en raisons purement économiques, mais le succès de cette affaire indique des perspectives dans ce domaine si peu connu à notre expérience. Ainsi, la chasse aux prédateurs est le deuxième type de chasse qui, au stade actuel de l'humanité, ne peut encore être condamné. Il faudra juste mettre en place une autre série d’actions : j'en parlerai plus tard. Par contre, ce qui doit faire l'objet d'une abolition inconditionnelle, voire d'une interdiction stricte, c'est lachasse en tant que sport. J’entend déjà les cris poussés par les amateurs de chevreuils et de perdrix abattus, si cette exigence se répand dans la société et se transforme en un appel urgent de l’avant-garde de l'humanité. Leurs arguments sont très prévisibles. L’esprit tergiversé apportera tous les arguments possibles et impossibles pour secourir l’instinct lésé. Ils crieront, par exemple, sur les avantages de la chasse, comme quoi elle tempère notre corps (comme s'il n’y a pas d’autres moyens pour le faire), renforce le caractère, la volonté, l'ingéniosité et le courage (comme si le chasseur au gibier était en grande danger). Ils nous assureront que le véritable but de la chasse est la jouissance de la nature (comme si elle ne pouvait être appréciée sans ce spectacle d'un lapin rattrapé par un chien). Ils trouveront de brillantes schémas psychologiques à la Knut Hamsun afin de prouver que le sentiment de chasser est quelque chose d'intrinsèquement inhérente à l'homme et que le charme de la chasse est dans le fait que la satisfaction de ce sentiment se conjugue avec celui de "moi dans la nature" : soi-disant, je ne suis pas un citadin errant dans la nature, mais je suis moi-même la nature, puisque je me cache derrière un arbre et je guette. Mais vous pouvez imaginez tant que vous voulez, mon cher, que vous faites partie de la nature, toutes vos sensations ne valent même pas un regard qui s’estompe de l'oie que vous venez d’abattre. Et tous ces subterfuges de l'esprit trompeur sont réfutés par une courte citation de Tourgueniev. Etant lui-même chasseur passionné, il était honnête avec son lecteur et avec lui-même ; il a compris et affirmé fermement et clairement que la chasse n'a rien à voir avec l'amour de la nature. Voici comment il l’a dit : « Je ne peux pas admirer la nature pendant la chasse – tout cela n'a aucun sens : vous l'admirez lorsque vous vous allongez ou vous asseyez pour vous reposer après la chasse. La chasse est une passion, et je ne vois qu’une perdrix sous un buisson, rien d’autre. Celui, qui va dans des endroits sauvages pour admirer la nature, n'est pas un chasseur. » (D. Sadovnikov Les rencontres. A propos de Tourgueniev.) C’est dit franchement et clairement. Et pourquoi alors tromper soi-même et les autres, en justifiant la chasse par amour de la nature ? Ah, oui, je connais ce type : courageux, honnête, franc, œil vif, de larges épaules, visage bourru, discours clair et précis, parfois une blague acide – pourquoi pas un modèle d'un vrai mec ? Il est respecté, et il se respecte – pour sa force des nerfs (qui lui semble celle d’esprit), pour son opinion sobre (il prend cela pour la raison), pour le volume de ses muscles (qui lui semble digne du "roi de la nature"), pour son œil d’aigle, d’après lui. Mais creusez plus profondément, et vous ne verrez derrière cette façade imposante qu'un enchevêtrement de toutes les variétés d'égoïsme. Il est brave et courageux – parce que c'est un mâle qui est fort physiquement et parce qu'il est amoureux de sa propre splendeur. Il est direct et honnête – parce que la conscience de ces vertus lui permet de justifier rationnellement son propre culte de lui-même. Et si ses yeux, qui ont vu tant de frissons des créatures agonisantes tuées par lui, restent clairs et purs comme le ciel – ce n'est pas pour l'orner, mais pour lui faire honte. Oh, vous ne trouverez pas du tout ce type parmi les habitants de la taïga ou de la pampa. Il ne veut que paraître comme de vrais habitants de la taïga, il veut impressionner le monde de sa réussite à avoir combiné son côté cultivé et champêtre. Mais la vérité est qu’il s’agit d’un fruit de la civilisation urbaine : rationnel, égoïste, impitoyable et libertin, comme elle, mais dont la moitié est attirée vers des étapes culturelles révolues depuis longtemps. Vous en trouverez plus que vous ne le souhaiteriez, parmi les physiciens, les biologistes, les journalistes, les dirigeants et les chefs d'entreprises, les artistes et même les académiciens. Dans la littérature du monde, il existe un mouvement puissant créé par ces personnes. Il éclabousse les romans de Hamsun, fait irruption dans les histoires de London, bouillonne sans aucun contrôle dans les poèmes et les nouvelles de Kipling et empoisonne d’un filet toxique le véritable amour de la nature dans les charmants essais de Prichvine. Il est grand temps de devenir réaliste et d’appeler un chat un chat : ces auteurs ne font que justifier la cruauté qui prétend d’être inévitable pour la survie et promouvoir le culte de l'égoïsme zoologique, l’idéal d'un prédateur puissant, le mépris envers les vivants recouvert du romantisme de l'aventure et du voyage et adouci de descriptions poétiques d'images de la nature !